lundi 15 décembre 2014

COMMENT ÇA MARCHE...

Éteindre un terril en combustion


Au pays où les hommes ont creusé des puits et construit des montagnes de remblais, l’échauffement d’un schistier peut devenir dangereux, en raison du monoxyde de carbone et du dioxyde de soufre dégagés dans l’atmosphère. Et des risques de brûlures parfois mortelles s’y l’on s’aventure sur ces terrains devenus instables et incandescents. Le géologue Yves Paquette revient sur le confinement du terril en combustion de la carrière Simon à Schœneck, près de Forbach.

 [Première diffusion le 6 octobre 2012]

 


En janvier 2000 un « Beechcraft » embarquant les équipements de mesure du
Laboratoire National d’Essai, volant à 2 000 pieds, permet
d’obtenir cette image colorisée des températures de surface du
schistier de Schœneck, en Moselle.

Cliquer sur les images pour les agrandir. Reproduction interdite




Lorsque le schistier de 3,5 millions de mètres cubes de la carrière Simon a présenté les premiers signes de son feu intérieur, la population a eu froid dans le dos en apprenant le risque qu’une telle combustion pouvait entraîner pour la santé publique. L’auto-échauffement des matériaux issus d’un ancien lavoir à charbon est resté dans les esprits, une dizaine d’années après le traitement de choc qu’il a nécessité. Une opération d’abord engagée par les Houillères du Bassin de Lorraine qui, devant l’ampleur du phénomène, ont demandé l’assistance des spécialistes de l’Institut National de l’Environnement Industriel et des Risques (INERIS créé en 1990 à partir des équipes du CERCHAR, ancien Centre d'études et de recherches des Charbonnages de France).
 

Expert de ce type de situations, le géologue Yves Paquette est alors venu prendre les choses en mains et sa solution s’est imposée. Aujourd’hui, il estime que « le confinement intégral du schistier en combustion, sous plus de 600 000 mètres cubes de sablons a rempli parfaitement ses objectifs en supprimant les émissions de fumerolles et la stagnation des fumées dans la carrière lors des périodes d’inversion thermique. Sans défournement ni manipulation de produits chauds, dit-il, cette solution a eu pour avantage de ne générer aucune poussière ni fumée pendant les travaux. Elle a pu se dérouler dans des conditions de sécurité optimales pour les opérateurs. Et elle a permis par ailleurs de traiter le site au plan paysager et de stabiliser à long terme le grand talus du schistier en abaissant sa pente de 35 à 27 degrés ».
 

Initialement, le terril construit de 1986 à 1997 s’est présenté  sous la forme d’une vaste plate-forme d’une longueur en crête de 400 m, profonde de 200 m, appuyée au sud et à l’ouest sur les flancs de la carrière. Le talus était haut de 50 à 60 m.



    
Le brouillard chargé de gaz avait envahi la carrière et incommodé la population.




Pourquoi il brûle...



Yves Paquette revient sur l’historique du phénomène de Simon. Des auto-échauffements chroniques des schistes ont pris de l’ampleur à partir de 1998, sur une bonne partie du flanc exposé à l’air et aux intempéries. « L’infiltration des eaux de ruissellement et le lessivage des matériaux fins a permis l’oxydation des pyrites [sulfure de fer pouvant contenir des traces de plomb, de cuivre, d’arsenic, de zinc, de nickel…, ndla] et des charbons contenus dans le dépôt. Ces réactions exothermiques ont déclenché l’auto-combustion des matériaux carbonés, combustion entretenue ensuite par leur teneur en matières volatiles relativement élevée. La teneur en cendres des schistes de Simon est de l’ordre de 75%, avec un pouvoir calorifique supérieur estimé à 1 200 kth/tonne ».

Début 1999, les foyers ont commencé à dégager d’abondantes fumées et à se généraliser à l’ensemble de la crête du schistier. Les premiers travaux de confinement ont été réalisés par les HBL avec l’apport de 30 000 mètres cubes de sables argileux en provenance de la carrière de Freyming-Merlebach ou de chantiers de terrassements locaux, utilisés pour masquer sur une épaisseur 50 centimètres  à 1 mètre les hauts de talus et le bord de la plate-forme.



Décembre 1999.


Au cours de l’hiver 1999-2000, des foyers sont apparus dans la zone centrale, en partie basse du talus, là où la granulométrie des matériaux est la plus forte. Attisés par les rafales de vent, ces foyers ont accru le volume des fumées et provoqué de sérieuses nuisances olfactives pour les riverains.
 

« S’ajoutèrent à ces désagréments des désordres environnementaux plus sérieux liés à l’envahissement total de la carrière par les fumées produites lors des classiques inversions thermiques en période hivernale. L’excavation a été plusieurs fois – entre novembre 1999 et mars 2000 – intégralement noyée dans un brouillard matinal, chargé de fumées et de monoxyde de carbone, qui ne se dissipait que vers midi. Ce brouillard stagnant débordait de la carrière et enveloppait les abords, menaçant plus directement un lycée technique situé en bord de crête au sud-est.

Les teneurs en monoxyde de carbone mesurées à cette occasion dans l’atmosphère aux abords de la carrière, atteignaient pendant quelques heures des valeurs de 15 à 20 ppm. Elles dépassaient 100 ppm dans la carrière. Les analyses de gaz ont également révélé, pendant ces périodes de stagnation des fumées, 4 à 5 ppm de dioxyde de soufre ainsi que des traces d’hydrogène sulfuré ».

Une télésurveillance renforcée du site a été mise en place par caméra vidéo et par quatre têtes de mesure de CO, reliées au télévigile des Houillères du Bassin de Lorraine.


L’apport de sable extérieur au site a repris au dernier trimestre 1999 (43 000 mètres cubes) pour tenter de contenir les foyers en partie basse. Les matériaux étaient poussés au bouteur depuis le haut du talus sur le flanc, pour former une grande coulée épaisse de 1 à 3 mètres et large d’une cinquantaine de mètres. « Malheureusement, les foyers ainsi recouverts se sont rapidement déplacés latéralement de part et d’autre du masque pour retrouver les entrées d’air (effet cheminée) et le volume des fumées ne s’est pas atténué » explique Yves Paquette.


Au cours du premier semestre 2000, des mesures conservatoires préconisées alors par l’Ineris ont consisté :


- à réaliser un premier masque du pied de talus (22 mètres de haut, 400 mètres de long, 115 000 mètres cubes) dans les secteurs les plus émissifs du fait de la forte granulométrie, à partir de sablons extraits sur le site même de l’ancienne carrière de Simon


- à projeter sur le reste du flanc une coque de béton projeté épaisse d’une vingtaine de centimètres (soit au total 10 300 mètres cubes d’un coulis de cendres volantes et de ciment), à partir d’une nacelle, pour une première action rapide d'étanchéitification


-  à poursuivre les apports de sablons extérieurs au site pour continuer à masquer les foyers en crête (20 000 mètres cubes).





En première urgence, projection de béton pour étancher
rapidement les secteurs en échauffement, au premier semestre 2000.





Thermographie aérienne (Laboratoire National d’Essais)
et carte des sondages au sol.



La cartographie des températures de surface a été obtenue le 19 janvier 2000 par la thermographie aérienne effectuée par le Laboratoire National d’Essais, plus précisément par une analyse de la température réfléchie au scanner multispectral.

Un “Beechcraft” de la direction générale de l’aviation civile spécialement équipé par le LNE est venu survoler le site à une altitude d’environ  2 000 pieds, à une vitesse 100 nœuds sol et par une température de l’air de 4°C, tandis qu’au sol, 30 sondages profonds de 30 à 80 mètres ont été ensuite réalisés en deux campagnes, équipés pour la mesure des températures internes à l’aide de sondes thermocouples.

« Ces investigations ont révélé  qu’une grande partie du schistier était en combustion, avec des températures internes de 50 à 90°C, pouvant localement s’élever à 150-300°C sur les flancs plus ventilés. Le foyer principal était situé  en pied de talus, dans la zone centrale, là où l’on avait commencé à masquer les zones les plus émettrices de fumerolles » déclare encore Yves Paquette : « Les solutions de traitement classique par défournement total ou partiel devenaient dès lors prohibitives, tant techniquement que financièrement, vu l’importante masse de produits échauffés, outre le risque pour les opérateurs de manipuler des matériaux incandescents ».



... comment on l'éteint


« La solution de mise en sécurité du site finalement retenue fut le confinement intégral du dépôt sous des sables limoneux utilisés en butée du grand talus et en recouvrement de la plate-forme. L’objectif du traitement était de supprimer les nuisances environnementales en réduisant les entrées d’air et le volume des fumées émises  et en abaissant les températures internes de combustion ».

Extrait sur le site même de l’ancienne carrière, le sable a été mis en place par tranches montantes de 30 centimètres soigneusement compactées. Les travaux de terrassements en grande masse (mise en place de 490 000 mètres cubes de sablons compactés sur le dépôt) ont été réalisés entre juillet et octobre 2000, avec des cadences moyennes hebdomadaires, sur deux postes de travail, de 30 500 mètres cubes par semaine.

« Le talus du schistier a été masqué par une grande risberme (pente intégratrice de 27°) avec trois banquettes drainantes intermédiaires, larges de 5 mètres, réglées pour permettre une bonne gestion des eaux de ruissellement : contre-pentes amont et latérales de 2%, mise en place de cunettes souples en géotextiles imprégnés de bentonite, et de descentes d’eau en tuiles de béton emboîtées.

La risberme a été dimensionnée de manière à obtenir une épaisseur de masque en crête de 2,5 mètres, soit près de 15 à 20 mètres d’épaisseur à la base du talus, au droit des parties les plus perméables et les plus chaudes. Sa stabilité a été contrôlée vis-à-vis du risque de rupture circulaire, pendant la phase des travaux, ainsi qu’à long terme, pendant et après ennoyage de la carrière ».

L’épaisseur de sables limoneux mis en place sur la plate-forme est d’au moins 1,50 mètre. Son modelé avec contre-pente préserve le dépôt de l’érosion par les eaux de ruissellement.

Talus et la plate-forme ont été ensemencés de graminées par projection de graines et de fertilisants au canon à eau. La fétuque, le ray-grass et le trèfle jaune ont intégré le terril dans un paysage à couper le souffle.

Les foyers émissifs à forte température ont disparu avec le confinement  et les températures internes, régulièrement mesurées dans le réseau de sondages de contrôle demeuré opérationnel,  inférieures à 80°C pour la plupart, ont baissé en moyenne de 10 à 20°C entre 2000 et 2002. Le pronostic est une lente décroissance au fil des ans. Aucune odeur ni fumerolle n’est aujourd’hui perceptible, tandis que le système de télésurveillance des teneurs en monoxyde de carbone n’indique plus d’émission significative.

Le confinement intégral du schistier de Simon aura coûté 4 millions d’euros. L’essentiel de l’aménagement paysager de la carrière a été réalisé dans le cadre de cette enveloppe.

À terme, la carrière s’ouvrira aux loisirs avec un plan d’eau d’environ 30 ha. Il naît de la remontée de la nappe phréatique à la suite de l’arrêt des exhaures minières. Sa profondeur attirera les clubs de plongée qui actuellement se déplacent en Belgique et en Allemagne… Entre boire la tasse ou prendre un bol d’air, au choix ! Oubliés les gaz délétères.



Sylvain Post  journaliste honoraire & auteur
avec Yves Paquette  géologue minier




Le traitement par confinement du terril de l'ancien siège de Simon
a été réalisé par Yves Paquette (INERIS),
Court Tuleweit (HBL), Michel Audoin et Christophe Lac
(SEPIA, bureau d'ingénieurs conseil)
avec la contribution de Pierre Mentzer et Lucien Ditsch
(direction de l'unité d'exploitation "jour" des HBL),
M. Tomasina (Muller TP) et Jean-Jacques Henry (Henry SA).
Au plan national, le magazine professionnel  Travaux et
la revue de la Société de l'Industrie minérale ont
largement ouvert leurs colonnes à cette opération.


Publié le 6 octobre 2012



Vue de la butée de pied initiale destinée à étancher les
parties les plus perméables du remblai, en mars 2000.
 



Avancement au mois de septembre 2000.

 



Vue générale du schistier de Simon et d’une partie de la carrière, en juillet 2003.




Décroissance régulière des températures relevées dans quelques sondages.


Lire aussi :


lundi 8 décembre 2014

QUEL CENTENAIRE DE 14-18 EN MOSELLE ?

Risque d'amnésie

Le bout d’Hexagone qu’on appelait alors le Reichsland Elsass-Lothringen a été privé, en août 1914, de la «-cohésion nationale-» dont il est tant question pour qualifier l'état de l’opinion publique française le jour de la mobilisation. Et pour cause : les trois départements de l'Est avaient été abandonnés par la France à l'Allemagne en 1871. Sans une attention particulière pour les Mosellans et les Alsaciens envoyés au front par Berlin, le travail de mémoire, à l'occasion du Centenaire de 14-18, serait notoirement incomplet.





Impossible d’y échapper. Durant quatre ans, de 2014 à 2018, les nations du monde entier viendront en France commémorer l’engagement de leurs soldats et de leurs travailleurs sur le front de l’ouest, épicentre de la Première Guerre mondiale. Lors d’un discours solennel, très lié à l’actualité, le 7 novembre à l’Élysée, le président François Hollande a donné des orientations sur ces commémorations, conçues pour être un marqueur de son quinquennat. Pour le chef de l’État, ce cycle mémoriel doit être un moment d'unité nationale. C’est aussi, dit-il, l’occasion exceptionnelle de «-rendre justice à l’Union européenne, à cette grande avancée humaine-», et de proclamer que la France est au service de la paix. Le Centenaire invite à «-comprendre le cataclysme de 14-18, de déchiffrer les motivations qui poussèrent les peuples les plus avancés de la planète à engloutir leurs ressources morales et matérielles dans un immense brasier qui manqua d’annihiler la civilisation européenne-» écrivait en 2011 Joseph Zimet, directeur de la Mémoire, du Patrimoine et des Archives, au ministère de la Défense et des Anciens Combattants en introduction du rapport qui lui avait été demandé sous la présidence de Nicolas Sarkozy.

«
-Faudra-t-il uniquement commémorer, en 2014, le déclenchement de la Grande Guerre ?-» s’interrogeait Joseph Zimet. Et de faire la recommandation suivante : «-les Français attendent, en 2014, une interprétation intelligible et une lecture globale de la Première Guerre mondiale. Ainsi c’est toute la guerre que l’on doit commémorer, en 2014, d’un seul trait, et non pas seulement ses débuts.-» En France, le 14 Juillet 2014 «-sera inédit-». Il mettra à l’honneur toutes les nations engagées dans la Grande Guerre, avec l’invitation des chefs d’Etat et de gouvernement sur les Champs-Elysées, où défileront les soldats de tous les pays belligérants de la Première Guerre mondiale. Le calendrier prévoit également la commémoration du centième anniversaire de l’assassinat de Jean Jaurès, le 31 juillet. Puis, le 3 août, le président de la République fédérale d’Allemagne sera accueilli à Paris pour un temps de recueillement ; c’est le 3 août 1914 que l’Allemagne avait déclaré la guerre à la France. Suivra une commémoration décentralisée de la mobilisation générale et de l’entrée en guerre, partout en France, avec le concours des communes. Si le président de la République a insisté sur la dimension universelle du Centenaire français, il a tout autant souligné son ancrage territorial.

En clair, l’État ne pouvant pas prendre en charge toutes les initiatives, laissera aux régions, aux départements et aux communes le soin d’approfondir l’aspect local pour compléter la vision globale. Toute la période de 1914-18, et non pas uniquement le début ou la fin de la guerre, sera commémorée. Le traitement spécifique de l’Alsace-Moselle, territoires annexés à l’Allemagne durant le premier conflit mondial est ainsi renvoyé à Strasbourg et à Metz. Quelque chose m’invite à penser que la plupart des élus locaux alsaciens et mosellans rappelleront la mobilisation par l’Allemagne des hommes des trois départements de l’Est, en âge de combattre, mais qu’ils éviteront de remuer des cendres encore chaudes, même à bonne distance de l’événement. Ces hommes
furent envoyés pour la plupart sur le front russe afin qu’ils ne soient pas tentés de désobéir aux ordres face à leurs compatriotes, lors des combats de Verdun, du Chemin des Dames, de la Somme ou de l’Artois.

 
Albums de famille

 
Reste à savoir quel relief le Centenaire donnera aux réalités que les Alsaciens et les Mosellans ont réellement vécues contre leur gré, abandonnés par la France durant près d’un demi-siècle ? Quelle part de lumière sera portée sur leur quotidien entre 1914 et 1918, alors qu’ils étaient coupés de la France ? Éviter l’oubli, c’est le but des commémorations. La mémoire commune ne peut pas se délester du poids de l’Annexion, quitte à ce que cette évocation fasse désordre dans l’élan d’unité et de cohésion nationale recherché par nos dirigeants. On pourrait rétorquer que rien n’impose de monter en épingle l’Annexion, que ne l’a-t-on fait en 1971 ?

Conscients du côté théâtral que revêt un centenaire, nonobstant sa gravité, les habitants des ex-territoires annexés vont-ils, dans les coulisses de cet événement touchant soixante-douze nations, rester seuls à regarder les photos de cet arrière-grand-père français jusqu
en 1871, coiffé du casque à pointe durant son service militaire ? Parfois même le diplôme de bonne conduite pieusement conservé et dont la date prouvera qu’on n’était pas encore en guerre à ce moment-là.

À partir de 1890, en effet, et jusqu’aux signes annonciateurs de l’embrasement, les territoires annexés ont connu une phase d’apaisement due essentiellement à l’essor économique, à la mise en place d'une législation sociale avancée, à l’instauration de la Constitution de 1911 de l’Alsace-Moselle, à l’impact des mariages mixtes, sans négliger le rôle de l’école et de la jeune université de Strasbourg voulue par Berlin, de la vie culturelle, du brassage et de la germanisation opérés par le service militaire, le rôle de l’
Église, celui, du code du travail et du syndicalisme importé d’Allemagne. Durant cette période, la prospérité a incontestablement forgé un nouveau standard de vie. Le «-Jugendstil-», l'équivalent de notre «-Art nouveau-», a pignon sur rue.


Qu’il s’agisse des mines de charbon ou du bassin ferrifère ou encore des usines sidérurgiques en Moselle, les facteurs se sont additionnés et permettent de comprendre avec les lunettes d’aujourd’hui, l’évolution de l’opinion publique d’alors. Une industrialisation solide, encouragée par les capitaux venus d'autres états de l'Empire, a assuré aux populations annexées un certain confort. Les voies ferrées sont passées de 700 à 1 900 kilomètres. C’est l’époque où 18 puits sont foncés dans le bassin houiller lorrain, parmi lesquels le puits V à Merlebach, les puits Simon 1 et 2 à Forbach, le puits 3 de La Houve. Inutile de s’appesantir sur le bénéfice que le complexe militaro-industriel allemand a tiré de l’exploitation à outrance du charbon lorrain. Car au final, la guerre a été une escroquerie envers le peuple et ce serait une véritable injure que de reprocher à ce dernier d’avoir, en même temps, servi loyalement l’Allemagne et continué d’aimer la France.

Il n’y a pas de duplicité morale dans cette forme d’ambivalence. Les exemples sont là pour démontrer la permanence du sentiment pro-français, notamment la constance de l’action du Souvenir français, l’accueil chaleureux réservé aux œuvres d’Erckmann-Chatrian. La Société Erckmann-Chatrian a initialement été conçue pour la défense et la promotion du français en Alsace-Moselle annexées. Dès 1914, elle a largement diffusé dans les écoles et les hôpitaux, les romans très populaires des deux écrivains aux racines lorraines. Et s’il fallait un exemple de plus, il suffirait de songer au monument de Noisseville, à dix kilomètres à l’est de Metz, érigé puis inauguré en 1908 par les habitants de la région pour «-se souvenir d'avoir été français-» et cela en présence de soldats allemands.

Pourtant, à partir de 1911-1912, Strasbourg et Metz savent que la guerre est redevenue possible. Le mode de vie qui s’est développé au fil des années, éclatera comme une bulle de savon lorsque, le 31 juillet 1914 l’imminence du conflit conduit Berlin à décréter l’ «
-état de danger de guerre-» (en allemand Kriegsgefahrzustand), à suspendre l’application de la Constitution de l’Alsace-Moselle et à instaurer l’état de siège. Une dictature militaire se met en place, alors qu’un tel régime ne sera installé nulle part ailleurs en Allemagne. Le Reichsland Elsass-Lothringen devient à partir de cette date, une zone d’opérations militaires et un «-glacis-» avec ses forteresses et ses casernes. Metz, Sarreguemines, Forbach, Saint-Avold, entre autres, sont des villes de garnison. Dans le Bas-Rhin, le fort de Mutzig (en allemand «-Feste Kaiser Wilhelm II-») construit à partir de 1893 pour barrer la plaine du Rhin contre toute offensive française venant de Belfort et empêcher une opération d’envergure sur les arrières de l'armée allemande, devient la plus vaste et la plus puissante fortification en Europe.

L’état de siège infligé aux Mosellans et aux Alsaciens, la dictature militaire totale, le rationnement drastique, les séquestrations économiques nombreuses, la répression lourde, la suppression des libertés et des réunions publiques, la censure de la presse, mènent progressivement la majorité de la population de la résignation à l'amertume, puis à la détestation de tout ce qui a trait à l'autorité impériale. Les communes de ce bout d’Hexagone qu’on appelait alors le Reichsland Elsass-Lothringen, ont, après le conflit, rempli leur devoir, n’ayant pas attendu pour inscrire sur les monuments aux Morts les noms de leurs fils tombés sous la mitraille, quel que fût leur uniforme. Cette décision en a fait des précurseurs au moment où l’actualité de 2013 révèle la construction, à l’occasion du Centenaire, d’un mémorial comportant les noms de 600.000 soldats – classés par ordre alphabétique, sans distinction de nationalité –  sur les bords de la colline de Notre-Dame-de-Lorette, près d'Arras (Pas-de-Calais).


La mobilisation des Alsaciens-Mosellans


Les premiers combats ont éclaté sur le sol mosellan le 10 août 1914, avec l’offensive française lancée par la cavalerie pour s'emparer du village de Lagarde, dans le canton de Vic-sur-Seille. Le feu des artilleurs allemands et une charge des Uhlans ont eu raison de l’attaque française menée par des régiments arrivés de Provence. Les combats ont fait plus d’un demi-millier de morts, en présence des habitants terrorisés, terrés dans leurs maisons. Les civils ont été épargnés, avec une exception : les Allemands ont fusillé sur le champ un cultivateur mosellan et son commis, soupçonnés d’avoir aidé les soldats français. La première mitrailleuse française et les canons saisis à Lagarde ont été «-exhibés-» sur la place publique, à Sarrebruck et les cartes postales consacrées à ce butin ont servi la propagande pour galvaniser le moral des Allemands et briser celui des Français. Pour mémoire, la bataille de Morhange remportée par les Allemands aura lieu le 20 août 1914.

Durant ces «-Moissons tachées de sang-» (titre d’un livre de Jacques Didier sur Lagarde, éd. Serpenoise), la mobilisation par l’Allemagne, en août 1914, de 220.000 Alsaciens et Mosellans nés entre 1869 et 1897, est venue heurter les consciences dans les territoires annexés. Au total, à la fin du conflit, les nôtres incorporés dans l’armée allemande seront 380.000. Des milliers y ont laissé leur vie. Ceux qui en sont revenus, la guerre inscrite dans leur chair et le cœur en bandoulière, ont été accueillis avec méfiance, exclus des fêtes organisées en l'honneur des troupes françaises et incompris des nouveaux compatriotes.

Les archives sont là pour raconter l’explosion de joie du mois de novembre 1918, à l’entrée des troupes françaises en Moselle et en Alsace et le retour à la mère-patrie. Pourtant, les habitants (pas tous) vivront un formidable désenchantement qui s’accentuera de mois en mois : les Français revenus traiteront les Mosellans et les Alsaciens en population vaincue. Sujet longtemps tabou. Là «-s’enchevêtrent, comme l’a dit François Hollande, des histoires personnelles et le destin d’un pays
-». Mais son discours de très haute tenue ne visait pas particulièrement les situations propres à la Moselle et aux départements du Rhin et souvent ignorées du reste de la France. Éviter l’oubli, c’est le but des commémorations. Sans un mot sur cette page douloureuse, le logiciel du Centenaire de 2014 présenterait un bug.

 
Sylvain Post  journaliste honoraire & auteur

[publié le 9.11.2013]





Le peintre Eugène Chaperon (1857-1938) place le poteau-frontière au centre de cette toile, présentée en 1914.
 Le poteau se confond avec une croix, au pied de laquelle l’Alsace et la Moselle attendent le libérateur.

© Service historique de la Défense / dr


 

Les canons français saisis par les Allemands lors de leur victoire à Lagarde (Moselle),
exposé sur la place publique à Sarrebruck en août 1914. 
© photo dr


Lien externe :

- Archives de l'Assemblée nationale : déclaration des députés des provinces recouvrées

- Visite virtuelle du Fort de Mutzig - Feste Kaiser Wilhelm II

- Article précédent : quel centenaire de 14-18 en Moselle ?




REBONDS  « AYONS LE COURAGE DE LA VÉRITÉ »
par Robert MOURER


Les dernières générations de mineurs lorrains connaissent Robert Mourer, 85 ans, ancien leader syndical dont la vie tout entière a été guidée par l’idée de la solidarité et de l’exigence du progrès social. Ses contemporains sont plus nombreux encore à saluer sa fidélité tenace aux idéaux du syndicalisme chrétien et son action d’une intensité exceptionnelle. Elle s’est, durant plus d’un demi-siècle, cristallisée autour de la nécessité d’engager une stratégie de l’après-mine dès l’annonce de la récession charbonnière, et autour de l’espoir de voir rebondir la Moselle-Est afin qu’elle puisse se positionner dans l’économie du XXIe siècle. Robert Mourer réagit à nos réflexions sur le Centenaire de 14-18 :


Comment ne pas souscrire à ces articles lorsqu’ils concluent que «-sans une attention particulière pour les Mosellans et les Alsaciens envoyés au front par Berlin, le travail de mémoire, à l'occasion du Centenaire de 14-18, serait notoirement incomplet-» ?

Mes parents, de souche lorraine, sont nés sous la nationalité allemande qui leur fut imposée par le traité de Francfort en 1871. Mon père né en 1886, ma mère née en 1896 suivirent l’école communale dont le seul enseignement toléré était la langue allemande. Encore de nos jours, les livres d’histoire de l’Éducation nationale se confinent à la frontière artificielle, imposée par de répétitifs bouleversements historiques à nos régions bilingues, coupant ainsi en deux la Lorraine dont nous sommes pourtant des ressortissants à part entière et dont l’histoire ne saurait être occultée.

Pour l’occasion de cette commémoration, je ne puis oublier ce que mon père a vécu, enrôlé malgré lui comme des milliers d’autres concitoyens alsaciens-mosellans pendant la Grande Guerre. Mobilisé en 1914 sous l’uniforme allemand, il fut mêlé aux combats sur le front oriental et ne rentra de Russie qu’en 1918 après l’armistice. Mon grand-père quant à lui, accomplissait avant 1870 son service militaire dans l’armée française.

Moi-même, enrôlé de force dans le « Reichsarbeitsdienst », je me suis évadé avec deux camarades mosellans à la veille du transfert d’office dans une unité combattante de la Wehrmacht. Après mon évasion, je suis accueilli par un patriote résistant et je reste caché jusqu’au 8 décembre 1944, date de la libération du village par les troupes américaines. À l’issue de la guerre je fus rappelé sous les drapeaux par l’armée française, rejoignant le 26ème Régiment d’infanterie lorrain à Nancy. À peine âgé de 21 ans, j’ai donc porté deux uniformes, l’un maudit, et enfin celui de mon pays.

Mon père nous parlait rarement de ce qu’il a vécu durant la Première Guerre mondiale et de sa participation contre son gré, sous l’uniforme allemand, aux combats en Russie. Cet épisode tragique l’avait profondément marqué, autant physiquement que moralement. Comment abordera-t-on la situation si particulière des provinces « annexées ». Si je mets le mot annexé entre guillemets, c’est que les livres d’histoire de l’Éducation nationale ont singulièrement occulté l’historicité des tragédies répétitives subies par nos provinces concernées.

L’historicité, c’est le courage de la vérité, c’est l’authenticité de la reproduction de la mémoire collective. Si en 1871 il y a bien eu annexion, c’est aussi le fait que le Parlement français qui siégeait à Bordeaux a entériné ce coup de force de l’ennemi par un vote très largement majoritaire pour l’abandon de l’Alsace-Moselle. La population subit, la mort dans l’âme, les conséquences souvent dramatiques de « l’annexion » forcée de leur terre natale à l’Allemagne pendant presque un demi-siècle.

Dès le 17 février 1871, les députés alsaciens-lorrains protestataires faisaient une pathétique et émouvante déclaration à l’Assemblée de Bordeaux, déclarant entre autres : «-La France ne peut consentir ni signer la cession de la Lorraine et de l’Alsace – Elle ne peut pas sans mettre en péril la continuité de son existence nationale, porter elle-même un coup mortel à sa propre unité en abandonnant ceux qui ont conquis par deux cents ans de dévouement patriotique le droit d’être défendus par le pays tout entier contre les entreprises de la force victorieuse. Une assemblée même issue du suffrage universel ne pourrait invoquer sa souveraineté pour couvrir et ratifier des exigences destructrices de l’intégrité nationale (…)-».

Faut-il rappeler que la constitution de 1791 affirmait clairement que : « Le royaume est un et indivisible-», le titre III précisant que «-la souveraineté est une, indivisible, inaliénable et imprescriptible-» et que «-la souveraineté appartient au peuple-».


RESPECTER LES FAITS


L’historien Claude Gauvard fait remarquer dans le livre "Les historiens français à l’œuvre ", «-Qu’il serait bon de mener une réflexion approfondie sur la capacité du pouvoir politique à influencer les travaux historiques et la lecture de l’histoire nationale ». Dans cet ordre de réflexions, je cite également la réponse dErnest Renan  à la question de la définition d'une nation  : «-"Le lot de souvenirs communs" qui équilibre le "plébiscite de tous les jours". Dans cette perspective, la recherche et l’enseignement de l’histoire, tout comme les manifestations populaires de la mémoire, doivent être considérés comme la pierre angulaire de la nation-».

L’académicien Pierre Nora évoquant la mémoire collective, disait : «-La mémoire collective n’est pas simplement un phénomène spontané. Elle ne se maintient en vie que par le concours de la volonté et de l’action humaine. Elle est organisée et se lie étroitement au politique. Quand on consacre une tombe au soldat inconnu, quand toutes nos villes et villages se couvrent de ces terribles monuments aux morts de la Première Guerre mondiale, on est dans la mémoire, mais surtout on est dans la politique-».

Nous ne pouvons qu’espérer que dans le cadre des cérémonies commémoratives du Centenaire de la Grande Guerre 14-18, cette mémoire collective et sacrée, soit fidèle aux événements pour rendre hommage dans un acte d’union nationale aux 300.000 jeunes alsaciens-mosellans tombés sur les différents champs de batailles sous un uniforme qui n’était pas le leur.

Je cite une nouvelle fois Pierre Nora qui écrivait : «-On attend de l’enseignement de l’histoire qu’il serve fidèlement le "devoir de mémoire collective" dont, à tort ou à raison, une partie du politique pense qu’elle est le remède au délitement du lien social auquel nous sommes confrontés-». Les optants pour la France durent quitter la Lorraine avant le 1er octobre 1872. Ces départs favorisèrent l’envahissement de l’Alsace-Lorraine par les fonctionnaires venus de toutes les régions de l’Allemagne ; toute place abandonnée par un Lorrain était occupée par un Allemand, ce qui équivalait à la germanisation de chaque parcelle de terre française.

« Gambetta s’alarmait », raconte M. Henri Galle, de l’immense exode des Lorrains. Gambetta, parlant à deux compatriotes lorrains qui fuyaient le pays natal, ne put contenir une expression de regret : «-Si vous partez tous, leur dit-il, nous n’aurons plus de raison d’aller reprendre nos provinces perdues». Dans son ouvrage « La Lorraine annexée » le professeur François Roth signale que fin 1872, il y avait déjà en Alsace-Lorraine 46 % de fonctionnaires prussiens, 26 % de fonctionnaires alsaciens-lorrains, 9 % de Bavarois et les autres, des Luxembourgeois et des Suisses. Ces fonctionnaires occupèrent dans le pays reconquis les meilleures places et les indigènes durent se contenter des postes subalternes.

L’application de la constitution de l’empire au Reichsland prévue d’abord pour le 1er janvier 1873 fut retardée d’une année et la dictature prolongée. Bismarck disait au Reichstag le 16 mai 1873 : «-Nous avons nécessairement à combattre en Alsace-Lorraine maintes sympathies pour un passé séculaire, qui a donné aux habitants maintes gloires, maints avantages ; nous avons à surmonter péniblement les sympathies vraiment françaises du pays, et avons tout à faire en sorte qu’elles ne compromettent pas la sûreté matérielle de l’Allemagne-».

L’école primaire obligatoire fut le principal instrument de germanisation entreprise par les Allemands. Comme l’écrit le professeur François Roth, dans la zone germanophone, elle était devenue « ganz deutsch », « entièrement allemande », dès 1872. La germanisation de l’école avait chassé le français dans toutes les écoles des villages frontaliers. En 1918, le français était une langue étrangère parmi les classes populaires, ouvrières et rurales. Dès le début des hostilités le ministère de la Guerre se méfia de l’attitude des jeunes soldats alsaciens-lorrains envers l’Allemagne. On s’inquiéta de leur éventuelle désertion. Pour y remédier, les autorités militaires adressèrent des circulaires secrètes aux différents corps d’armée.

A la suite de nombreuses manifestations de tendances anti-allemandes constatées chez les Alsaciens-Lorrains, on projeta de transférer tous les militaires alsaciens-lorrains vers l’intérieur de l’Allemagne ou vers le front oriental. L’autorité militaire allemande fit surtout arrêter les membres du « Souvenir français » ou du « Souvenir alsacien-lorrain », les parents d’officiers et de soldats français, les journalistes à tendance particulariste ou française, les hommes politiques et un grand nombre de prêtres. Des motifs futiles suffirent à entraîner une peine d’emprisonnement, entre autres : usage de la langue française, correspondance clandestine avec la France, introduction de journaux français en Lorraine, le fait d’avoir chanté La Marseillaise, le refus de cantonner des soldats allemands ».

Le monde du travail fut lui aussi soumis à d’extrêmes contraintes. Dans son livre “Die Anfänge der Bergarbeiterbewegung” l’historien sarrois, Michael Mallmann mentionne une grève des mineurs de Petite-Rosselle en ces termes : «-Ce qui est sûr, c’est qu’en automne 1874, le tribunal militaire de Strasbourg condamna 9 mineurs des houillères de Petite-Rosselle à des peines sévères avec privation de liberté. Le motif invoqué : mise en cause de la paix et de l'ordre public et menaces envers l’Etat allemand-». Ce conflit, par sa dureté et ses conséquences, marquera profondément les premières grèves menées par le mouvement ouvrier lorrain. La Chambre des députés session 1923 mentionnait que, 1.435 Lorrains ont été condamnés à :
- 18.258 jours de travaux forcés,
- 119.387 jours de prison, 72.598 jours d’internement,
- 116.817 jours de séjour forcé,
- 174.854 jours de séjour libre,
- 40.680 jours de séjour forcé en Alsace-Lorraine.
En outre, 17 Lorrains ont été fusillés et 54 soldats lorrains punis pour cause de germanophobie.

Dès l’ouverture des hostilités en 1914, le commandement militaire allemand des 21e et 16e Corps d’armée diffusa une sévère mise en garde à la population minière du bassin houiller Lorrain, rappelant l’interdiction formelle de se lancer dans des mouvements revendicatifs et des arrêts de travail. Il publia le communiqué suivant : «-Que le personnel d’un puits de mine dépendant de la circonscription militaire, s’est laissé entraîner dans une grève de plusieurs jours. Malgré les restrictions imposées aux travailleurs par la guerre et le travail dur et pénible qu'ils accomplissent, il est rappelé que la situation d’exception imposée par le conflit armé, fait obligation aux forces vives de se mettre à la disposition de la nation pour conduire le pays vers la victoire finale. Aucun arrêt de travail ne sera toléré par l’autorité militaire.

En cas de grève, les instigateurs, se trouvant en situation mobilisable seront rappelés sous les drapeaux. Toute cause ayant motivé une exemption du service militaire sera considérée comme caduque dès le moment où l’ouvrier se sera mis en arrêt de travail pour raison de grève. Il sera considéré comme un élément perturbateur de l’ordre public et il s’exposera aux sanctions sévères, prescrites par les lois militaires. Toute campagne revendicative devra garder forme et mesure, et ne pas anéantir les sacrifices consentis par tout un peuple engagé dans une bataille décisive-».

La population était placée sous haute surveillance. L’occupant n’ignorait pas que malgré presque un demi-siècle d'annexion, le retour à la "mère-patrie" restait plus que jamais vivace dans la population. De nombreux événements soulignent la mentalité de nos compatriotes durant cette période tragique. Dans la localité minière de Spicheren, 25 jeunes conscrits dont plusieurs travaillaient aux mines de Petite-Rosselle, manifestèrent publiquement leur opposition à l'occupant.

Le 12 octobre 1916, ces jeunes gens furent traduits devant le tribunal militaire de Sarrebruck pour s’être parés, le jour de la conscription de rubans tricolores tout en exhibant les couleurs françaises devant le magasin Schroeder à Forbach. Les 25 jeunes manifestants, le commerçant Schroeder et son épouse furent condamnés à 4 mois d’emprisonnement ferme. Que sont devenus ces jeunes manifestants après leur enrôlement dans l’armée allemande ? Envoyés sur les différents champs de batailles sous un uniforme qu’ils maudissaient Il y eu incontestablement des victimes. Si l’Histoire ne les reconnait pas comme « Morts pour la France », alors ils sont morts pour qui et pour qu’elle cause ?


SUJET À MALENTENDUS


La déclaration de M. P. Moineaux en dit long sur la portée et la compréhension de l'histoire de nos régions frontalières de l'Est. «-En fait aucune étude sur l'Alsace et la Lorraine ne devrait paraître qu'accompagnée d'un croquis schématique illustrant bien la situation géographique de ces pays avec frontière d'annexion et zone linguistique. Sinon, tout est sujet à malentendus-».

Les monuments aux Morts d'Alsace-Moselle, ne portent souvent que l'inscription « À nos Morts » et ne représentent jamais de poilus. Plus de 380 000 Alsaciens-Mosellans avaient été mobilisés par le Reich pour combattre sous l'uniforme allemand. Aux yeux de la France, un voile pudique devait recouvrir le sacrifice de ces combattants, tombés pour un drapeau et un pays qui n’étaient pas les leurs. Un historien dont j’ai perdu les coordonnées, écrivait : «…Ces annexés à l’espérance tenace qui ne s’évadent pas de leur province, mais s’y incrustent comme des "cailloux de France sous la botte de l’envahisseur"-».

Victime de convoitises belligérantes, la Moselle dût changer plusieurs fois en un siècle de statut politique et s’exposer aux vicissitudes d’une existence dramatique. La lutte pour la sauvegarde des avantages sociaux, obtenus durant ces périodes douloureuses, est des plus légitimes. Ce combat, mal interprété par des gens peu avertis sur la question d’Alsace-Moselle et son destin tragique, fut souvent taxé d’égoïsme régional. Les avantages acquis constituent encore aujourd’hui une part importante du substrat social de droit local, légué par l’histoire mouvementée aux populations des provinces annexées à côté de tant d’aspects négatifs.

D’ailleurs l’Administration française dut reconnaître cette situation après le retour de l’Alsace-Moselle à la Mère-Patrie, au point que le commissaire général de la République affirmait solennellement, je le cite : «-J’estime non seulement qu’il faut maintenir cette législation, mais en tirer de précieux enseignements pour l’amélioration de notre législation française (…) Il est certain que L’Alsace-Lorraine n’accepterait pas aisément d’être privée d’une législation qui a fait ses preuves et à laquelle nous avons un intérêt certain à faire de nombreux emprunts. Quarante-huit ans dans la vie d’un peuple constituent une période qui n’est pas négligeable.

Pendant quarante-huit ans, par la force, par la compression, quelquefois par les promesses et par la flatterie, l’Allemagne a essayé de s’imposer aux esprits et aux consciences. Pour y résister, il a fallu que les populations se replient sur elles-mêmes. Comment dès lors s’étonner si, le jour où ce régime disparaît et où les chaînes tombent, les populations de l’Alsace et de la Lorraine ont besoin de quelque temps pour rentrer dans les cadres de la nouvelle patrie et si, malgré elles, elles ressentent quelques hésitations en face d’institutions nouvelles qu’elles connaissent encore mal. Comment pourrions-nous leur en vouloir d’un particularisme qui leur a permis de se conserver à nous.-»

M. Welschinger, membre de l'Institut, dans une conférence prononcée le 4 décembre 1918, soulignait les richesses économiques des provinces recouvrées par ces mots : «-Que vous dire encore sur la situation de l'Alsace-Lorraine (...) Que les mines de fer, de houille, d'alun, que les salines et les gisements de potasse et de pétrole de Pechelbronn sont des richesses considérables ; que la métallurgie, l'industrie textile, la verrerie, la faïencerie, les fabriques de papier, la brasserie, la tannerie, les teintureries, les fabriques de produits chimiques ne demandent qu'à prospérer davantage encore. De ce court et rapide exposé on peut affirmer que la France recevra non seulement dans ses concitoyens libérés un trésor de bonnes volontés et d'intelligence, mais de véritables trésors en richesse incontestable-».

La France voyait revenir à elle deux de ses provinces les plus riches et les plus prospères, et ce retour s’opérait avec le minimum de dommage pour les régions reconquises. Peu de régions, en effet, offraient un ensemble de ressources aussi vastes et aussi complètes que l’Alsace et la Lorraine désannexées. M. Edmond Thery, économiste européen faisait le commentaire suivant : «-Sol d’une admirable fertilité, propre à toutes les cultures, à toutes les exploitations forestières et à tous les genres d’élevages ; sous-sol d’une incomparable richesse avec ses mines de fer, de houille, de pétrole, de potasse et de sel ; industries ayant acquis un formidable essor dans tous les genres sidérurgiques, métallurgiques, textile, céramique et alimentaire ; disponibilités énormes d’énergie en houille blanche par l’utilisation possible du Rhin ; réseau remarquablement dense de communication de toute nature, voies de fer, voies de terre, voies fluviales et canaux, etc.»

Mais ce contexte industriel ne pouvait faire oublier que la guerre avait profondément meurtri la Moselle. Sur 15.000 hectares et 107 localités, il y avait 14.061 immeubles totalement ou partiellement démolis et 15 usines détruites. Au 1er juin 1920, le sol (prairies et terres cultivables), grâce aux efforts de plusieurs milliers d’ouvriers, avait été remis en état à concurrence de 39.000 hectares pour l’Alsace, et 10.000 pour la Lorraine. A la même date, 224 villages étaient en cours de relèvement, 4.678 maisons en cours de réparation, 1.044 réparées ou reconstruites, sans parler des travaux réalisés par l’initiative privée.

Georges Suffert, ancien éditorialiste du Républicain Lorrain écrivait dans un ouvrage consacré à la Lorraine mosellane : «-Pour les populations frontalières du Nord-Est de la France, regarder le passé imposait le souvenir de guerres continuelles. Il n'y a pas de mémoires de ruraux, de chroniques de village qui ne commencent par une longue litanie de guerres dont les habitants firent les frais. Les souvenirs des trois grandes guerres se perpétraient dans les mémoires en raison de la singularité de certaines situations. Combien de frères, de cousins, enrôlés dans les armées ennemies, se retrouvèrent face à face sur le théâtre des opérations ? Combien de soldats Alsaciens et Lorrains furent obligés de servir tantôt l'uniforme allemand, tantôt l'uniforme français. En moins d’un siècle, la Lorraine fut meurtrie par 3 guerres. Annexée à deux reprises par l'Allemagne, elle dut subir la dure loi de l'occupant.-»

Dans mes souvenirs d’enfance reste vivace l’évacuation en Charente en 1939/1940. Nous, les enfants, devions faire fonction de traducteurs auprès de nos parents qui, et pour cause, ne parlaient que quelques bribes de français. Nous ne nous rendions pas toujours compte que cet état de fait était très pénible pour eux, souvent aggravé par la réaction plus que critique de certaines personnes de la population autochtone charentaise, ignorant totalement la tragédie de nos provinces si souvent martyrisées.


MESURES VEXATOIRES


Encore un mot à propos du certificat de réintégration. Dans une question écrite publiée dans le JO Sénat du 11/12/1997, M. Philippe Richert, parlementaire du Bas-Rhin, « appelle l'attention de M. le ministre de l'Intérieur sur l'obligation faite encore aujourd'hui à certains citoyens alsaciens et mosellans de produire un certificat de réintégration dans la nationalité française, à l'occasion de nombreuses démarches administratives. En effet, à l'issue du premier conflit mondial, lorsque l'Alsace et la Moselle sont redevenues françaises, les habitants de ces trois départements sont demeurés citoyens allemands, à moins qu'ils n'aient expressément choisi d'être français. De nombreux Alsaciens et Mosellans ne s'étant jamais considérés comme allemands avaient cependant estimé ne pas avoir à demander de retrouver une nationalité française qu'ils n'avaient jamais reniée et toujours gardée au fond de leur cœur. Ils ont de ce fait été soumis pendant des années à des tracasseries administratives sans fin.

Aujourd'hui encore, près de quatre-vingts ans après la fin de la guerre, les enfants et petits-enfants des Alsaciens-Mosellans adultes en 1919 sont soumis par la loi à l'obligation de présenter un certificat de réintégration dans la nationalité française de leurs parents ou grands-parents. Ainsi, il y a quelques années, le fils d'un célèbre militaire français, commandant de l'armée de l'air, a-t-il dû prouver, en entrant dans une grande école, que son grand-père avait bien opté pour la nationalité française en 1919. Plus récemment, un petit-fils d'Alsacien, dont les grands-parents avaient quitté l'Alsace en 1871 pour ne pas devenir allemands, s'est vu refuser l'accès au diplôme de Meilleur ouvrier de France au motif que son grand-père n'avait pas expressément déclaré vouloir redevenir français. Il avait pourtant suffisamment prouvé, par son attitude, son attachement à l’État français et à sa nationalité d'origine ! 

Des instructions ont bien été données aux préfets l'an passé par le précédent ministre de l'Intérieur, afin qu'ils appliquent avec beaucoup plus de souplesse l'obligation législative de présentation d'un certificat de réintégration dans la nationalité française. Cependant, au-delà des tracas administratifs qu'elle peut occasionner, une telle obligation peut apparaître comme vexatoire pour ceux de nos citoyens qui y sont soumis. A l'heure où l'on débat des modalités d'acquisition de la nationalité française, il souhaite attirer son attention sur la situation de ces citoyens, dont les parents ou grands-parents ont été ballotés bien malgré eux d'un État à un autre sans jamais renier leur nationalité française, et à qui l'on demande encore quatre-vingts ans après de justifier qu'ils sont bien des Français à part entière ».

Dans une des revues du Cercle littéraire de Sarreguemines publiée en 1969, on pouvait lire le commentaire suivant : «-Trop d’entre nous ignorent ce qu’était jusqu’à une époque récente le sort permanent des gens de frontières. Il est des choses qu’il est bon d’oublier, mais il est des attitudes, des souffrances qui à force de répétition deviennent une deuxième condition et ceci nous n’avons pas le droit de l’oublier parce que cette condition-là, nous la traînons avec nous comme la glaise à nos souliers-».

Comment résumer plus explicitement les tragédies répétitives imposées aux populations de nos régions frontalières ? La Commémoration du Centenaire de la Grande Guerre est un moment fort qui mériterait que les plus hauts responsables du pays ne laissent planer aucune équivoque sur la réalité historique du calvaire enduré par nos provinces martyrisées, dont les villes et villages furent souvent plus que d’autres frappés par l’absurdité de la guerre, ayant vu leurs enfants s’entretuer sous des uniformes différents. Par le centenaire de la Grande Guerre, le moment n’est-il pas venu de commémorer dans un même élan de fraternité et sous un même vocable d’amour de la Patrie toutes les victimes inscrites sur nos monuments aux Morts ?



Robert Mourer 22 novembre 2013





Stèle des "Oubliés de l'Histoire",
à l'entrée du cimetière de Forbach, rue Bauer.