jeudi 19 décembre 2013

L'EMBÛCHE DE NOËL

Une histoire à dix balles


Décembre fait la part belle aux cadeaux. Je me souviens d’un échange hors de prix avec le passager d’un train entre Reims et Paris. Lisez la suite. Elle n'a rien à voir avec la fièvre acheteuse. C'est plutôt un conte de Noël à partir de faits réels, une étincelle à l'approche du solstice d'hiver...


Réédition - première mise en ligne le 9.12.2012




La gare de Paris-Est
© Gryffindor, via Wikimedia Commons



Un matin blême. L’hiver météorologique n’a pas commencé, mais la SNCF vient de modifier ses horaires. Le changement pour le train Corail Reims-Paris sans arrêt ne porte que sur une paire de minutes, à  7 h 09, au départ de la cité des Sacres. Quai 2.

Quai 1, le TER Reims-Epernay envoie les fumées de son diesel sous la voûte et les arcs en béton de la gare de Reims-centre, classés au patrimoine, une audace architecturale conçue par l’ingénieur des Ponts et Chaussées Eugène Freyssinet. 

Dans la même tranche horaire, le train régional laisse la priorité à l’express, puis il franchira à son tour l’aiguille de Courcelles pour  s’élancer à la suite du train de grande ligne, traverser un quart d’heure plus tard  le tunnel de Rilly-la-Montagne, desservir toutes les gares et rallier son terminus, au pied du versant méridional de la “montagne de Reims”.

À son arrivée à Epernay, le train de Paris sera déjà en route vers Château-Thierry où il ne s’arrêterait pas, mettant les voyageurs en condition pour presser le pas dès qu’ils se mêleront à la foule de la gare de l’Est. Dans le train Corail et le TER, les passagers ont un point commun. Ils sont pratiquement tous navetteurs et navetteuses.

Pour ma part, je n’ai jamais pris garde au TER sparnacien. J’allais, hiver comme été et durant dix-sept ans, rejoindre directement mes camarades. Quasiment les mêmes, regroupés pour la plupart au sein de l’ASNCF, comprenez : l’association de “Secours aux naufragés des carences ferroviaires”, fondée par l’un des nôtres, baveux du barreau de Paris. Toujours la même voiture coach et dans la mesure du possible aux mêmes places, pour un  trajet d’une heure et demie…

Certes, le TGV a (en théorie) ramené cette durée à trois-quarts d’heure, mais la “résa” obligatoire a bousculé ce train-train convivial, car c’est l’écran froid du terminal informatique qui, maintenant, assigne à chacun sa place. Dans le train Corail, croyez-le, chaque nouveau-venu est repéré. C’est précisément ce qui attire mon attention en ce petit matin blême.

Toute la misère du monde semble peser sur les épaules de cet homme d’une trentaine d’années, mal réveillé, qui vient  de composter un billet de seconde pour Epernay  (je le saurai plus tard) mais s’engouffre par mégarde dans la voiture de première classe du train de Paris.

Insensible à l’annonce faite au micro du trajet sans arrêt, il se tient debout près de la portière comme pour descendre au plus vite. Arrive le moment où il voit défiler les lumières de la gare d’Epernay, sa destination. Ses traits se décomposent et la panique se mue en colère à la vue du contrôleur qui a droit à un flot d’insanités allant des grèves à répétition, au non respect des horaires et au peu d’amabilité du personnel des trains ! J’entends sans écouter. Puis j’interromps ma lecture de la presse du matin pour connaître la suite.

Le naufragé : «-Faut me comprendre-! Je suis au chômage depuis plus d’un an. Et je devais descendre à Epernay pour un emploi de manutentionnaire  dans une maison de champagne... P****-! Pourquoi le train s’est pas arrêté ?  La galère continue...-»

Le contrôleur : «-Calmez-vous. Je vais voir ce que je peux faire…-». Et il pourra beaucoup. Nos regards se croisent : «-J’ai vu que vous avez un téléphone portable. Pourriez-vous m’aider-?-» m’interroge-t-il.

«-Dans les situations désespérées, disait Jean Dutourd, la seule sagesse est l'optimisme aveugle-». Je me lève aussitôt pour m’enquérir auprès du voyageur paumé, du nom de la maison de champagne et de la personne qui lui avait fixé le rendez-vous. 

Impossible dans l’excitation d’aligner les dix chiffres du numéro de téléphone. Je passe au plan B et appelle le standard de mon journal à Paris. Les standardistes dans la presse ont de la ressource.

Un instant plus tard, je suis en ligne avec le correspondant et l’avertis : «-Le candidat pour le poste de manutentionnaire aura un peu de retard. Mais avant de vous le passer, je tiens à vous dire ceci : il est en route pour Paris à la suite d’une méprise. Mais il va rebrousser chemin pour être bientôt chez vous. Il est débrouillard. Je lui laisse le soin de vous raconter comment il se sera tiré d’affaire en  stoppant l’express Reims-Paris et le Paris-Strasbourg, afin de vous rejoindre au plus vite-!-»

Pendant que je joue les go-between, le contrôleur exécute son propre scenario. En liaison téléphonique avec la cabine, il obtient du conducteur un arrêt exceptionnel à Château-Thierry. La solution ne serait complète que si un train venant dans l’autre sens pouvait stopper  au même moment dans la même gare. Ce sera le cas. À la minute près, le Paris-Strasbourg, averti, avec arrêt à Epernay et le Reims-Paris s’immobilisent tête-bêche sous le ciel castelthéodoricien.

Il se produit alors quelque chose d’incroyable : avant de descendre, le candidat à l’embauche se tourne vers moi et me tend une pièce de dix francs (c’était juste avant le passage à l’euro). «-Prenez-la, insiste le contrôleur pour couper court à mon hésitation, c’est pour lui une question d’amour-propre-». Va pour la dignité. Machinalement je prends la pièce. Et ne la dépenserai  jamais…

C’est la deuxième fois que je pianote cette histoire. La première fois, très succinctement, c’était dans un fax adressé à la direction régionale de la SNCF dès mon arrivée à Paris, afin que le contrôleur n’ait pas d’ennuis pour des arrêts inopinés, onéreux et susceptibles de sanctions.

Notre rescapé disparut au pas de course en jetant son masque des mauvais jours. La maison de champagne l’embaucha. Et la SNCF ferma les yeux sur les exploits de son agent.

Le pire n’est jamais certain.



S.P.