mercredi 1 janvier 2014



PREMIÈRE GUERRE MONDIALE

Quel centenaire de 14-18 en Moselle ?

Il sera intéressant de voir sous quel angle le Centenaire du déclenchement de la Première Guerre mondiale sera traité l’année prochaine dans les départements qui avaient été rattachés à l’Empire allemand de 1871 à 1919. Les Mosellans comme les Alsaciens ont le droit d’espérer une traduction de la situation telle qu’ils l’ont véritablement connue.




"Le conscrit", gravure parue dans Le Monde illustré de 1883,
d'après un tableau du peintre messin Albert Bettannier




Au moment où la conversation m’amena à dire que mon père était né en 1905 en Moselle annexée à l’Allemagne, j’eus l’impression d’avoir mis les pieds en terrain hostile. Ce n’était pourtant pas l’ambiance habituelle de ce déjeuner parisien entre gens bien élevés. «-C’est sous Guillaume II. Ah ! Je comprends mieux votre maîtrise de l’allemand …-» La remarque de mon voisin de table eut du mal à passer pour un compliment.  Captant l’attention de tous, il entreprit de me cuisiner sur mes origines d’Alsace-Moselle et l’obstination à vouloir conserver un droit local. Sur ce dernier point, j’aurais pu en imposer. Mais l’autre, tenace, fit glisser le questionnement sur mon appréciation de la vie quotidienne de la population du Reichsland Elsass-Lothringen… «-Votre père a-t-il porté l’uniforme prussien ?-» Devant tant d’amicale perfidie, je n’eus d’autre choix que de lâcher une salve en disant qu’en 1914-18 mon paternel était encore à l’école primaire, qu’il en sortirait sans avoir appris le français et qu’il servirait en 1939 dans l’artillerie française comme pointeur (bien noté), avec, dans son livret militaire, la mention «-ne sait ni lire, ni écrire-».

Je pensai en avoir fini quand un autre projectile me coupa définitivement l’appétit : «-Mais, pourquoi vos grands-parents n’ont-ils pas opté pour la France et quitté la Moselle ?-» Je rétorquai que 3 à 4 % seulement du million et demi d'habitants de l'Alsace-Moselle de 1871 quittèrent effectivement les territoires annexés
. Ces «-optants-» choisirent d’émigrer pour conserver la nationalité française, moyennant une déclaration préalable faite à l'autorité compétente avant le 1er octobre 1872. J’ajoutai qu’il devait être difficile pour un ouvrier agricole et, plus généralement, pour des gens sans fortune, de partir à l’aventure en abandonnant leurs morts au cimetière. Mon arrière-grand père décédé en 1874, resta dans son village mosellan; mon grand-père paternel aussi, par la force des choses : il était né en 1870. Et moi, qu’aurais-je fait ?

Un café sans sucre, trois tickets repas et je m’éclipsai, amer, laissant mes amis à leurs préjugés. Pourquoi les idées reçues sont-elles à ce point enkystées dans la conscience collective un siècle plus tard ? Sans doute parce que la Première Guerre mondiale, au-delà de l’horrible et inhumaine réalité des champs de bataille, fut aussi une guerre des esprits. En allant reprendre le métro, j’eus un flash. Je revoyais  mentalement une gravure aperçue en feuilletant un jour Le Monde illustré de 1883, gravure réalisée d’après le tableau du peintre messin Albert Bettannier intitulé «-Le conscrit-». L’exemplaire dormait dans mes archives.

 
« Son fils est renégat »

 
«-Des tableaux comme celui de M. Bettannier, le jeune et ardent patriote lorrain, ont-ils besoin d’explication ?-» Le journal présente comme une évidence l’engouement des visiteurs du Salon de Paris pour «-cette œuvre de sentiments-». «-Quel Français, écrit Le Monde illustré, ne se serait ému en effet devant ce vieux soldat, retenu par la misère et la maladie, dans la patrie dépouillée du drapeau qu’il a défendu, regardant d’un air morne et atterré le fils de son sang obligé d’endosser avec désespoir l’uniforme de ses nouveaux maîtres (…) Son fils est renégat. Telles sont les pensées qui troublent le père, qui font pleurer la mère devant le crucifix, pendant que le fils foule aux pieds l’arme qui doit pendre à son côté et le casque qui doit orner son front humilié-» conclut cet hebdomadaire d'actualité, en 1883, trente et un ans avant le déclenchement de la guerre.

De telles images participèrent de la propagande contre Berlin, personne n’éprouvant le besoin, à Paris, de rappeler que les préliminaires du traité de paix de 1871, qui impliquaient l’abandon de l’Alsace-Moselle à l’Allemagne, fut ratifiée par les parlementaires français. Le vote à l’Assemblée nationale à Bordeaux, donna 546 voix pour, 170 contre et 23 abstentions.  Les 35 députés des territoires cédés quittèrent la séance et le soir même, le député-maire de Strasbourg succomba à un malaise cardiaque.

Présente des deux côtés, la propagande allait ponctuer une « guerre des esprits » à partir de la défaite de Sedan et durant toute la guerre de 1914-1918. Côté allemand, Gerhart Hauptmann, prix Nobel de la paix en 1912, se livra avec des représentants de l’élite française à une violente controverse publique, parlant d’un «-champ de bataille de mensonges-» des Alliés et réfutant des reproches fondés fait au Reich. À Weimar, en 1914, sortit un livre intitulé «-Notre guerre sainte-»«-Unser heiliger Krieg-», du professeur Ernst Borkowsky. Devant l’Académie française en août 1914, le philosophe Henri Bergson, connu jusqu’alors pour avoir fait connaître la philosophie allemande en France, décrivit la guerre contre l’Allemagne comme «-un combat de la civilisation contre la barbarie-». Par ailleurs, la propagande visuelle française, sous forme d’affiches et de cartes postales, fut très agressive pour incriminer les Allemands comme des «-boches-».

Quatre générations plus loin, comment la jeunesse d’aujourd’hui ‒ entraînée à évoluer dans un monde largement dominé par les images et les manipulations visuelles ‒ réagit-elle à cette « guerre des esprits » qui précéda puis accompagna l’abomination du premier conflit mondial de l’histoire de l’humanité ?

Un projet pédagogique intitulé «-Le regard de l’autre-/-Mit den Augen des anderen-», mené en Allemagne par le musée d’histoire culturelle d’Osnabrück, invite des élèves en France et en Allemagne à se pencher sur une collection de caricatures françaises et allemandes réalisées durant cette période. L'idée est de permettre à des élèves des deux pays d'avoir un regard croisé sur ces images politiquement connotées qui feront l’objet d’une exposition itinérante en Allemagne comme en France. «-Après cinquante années de rapprochement franco-allemand, estiment les médiateurs culturels, il semble pertinent de rappeler aux élèves combien cet état de fait est éloigné des considérations qui prévalaient au XIXe siècle et au début du XXe. On peut ainsi plus facilement mesurer le chemin parcouru entre Reims en 1914 (bombardement de la cathédrale) et Reims en 1962 (rencontre Adenauer-de Gaulle dans cette même cathédrale), ou entre Verdun en 1916 et Verdun en 1984 (rencontre Kohl-Mitterrand)-».

En France, les écoles sont déjà mobilisées. L’académie de Nancy-Metz suggère aux élèves de «-Raconter la Grande Guerre-» et de partir sur les traces du «-Poilu de ma commune-». Sur le second thème, il sera toutefois difficile en Moselle de suivre les recommandations au pied de la lettre. Car, si l’on excepte les cas d’évasion,  il n’y eut aucun «-poilu-» parmi les jeunes Mosellans restés dans les territoires annexés. En août 1914, 220.000 Alsaciens-Lorrains furent appelés sous les drapeaux par l’Allemagne (les classes 1869 à 1897),  8.000 hommes se déclarèrent volontaires tandis que 3.000 mobilisables franchirent la frontière pour éviter de porter l’uniforme allemand (chiffres  "Le Mémorial de l'Alsace-Moselle").

Partir sur la trace de ces jeunes Lorrains incorporés par le Reich wilhelmien, amènerait le plus souvent à les suivre sur le front russe, où les attendaient les missions les plus dangereuses. Les permissions leur étaient accordées plus difficilement qu’aux autres soldats. Même s’ils obtenaient une «-perm’-», les soldats alsaciens-mosellans étaient considérés comme suspects a priori, et devaient attendre trois semaines pour que la gendarmerie locale fît une enquête sur leurs familles. La Première Guerre mondiale constitua ainsi en Alsace-Moselle une épreuve plus douloureuse qu'ailleurs.

Au total, à la fin du conflit, les Alsaciens-Lorrains incorporés dans l’armée allemande seront 380.000. Des milliers ne revinrent pas. Pour rappeler leur mémoire, les monuments aux morts d'Alsace-Moselle ont pour spécificité de ne porter souvent que l'inscription lapidaire «-À nos morts-» en lieu et place du traditionnel «-Morts pour la France-». Ce voile pudique recouvre le sacrifice de ces combattants tombés pendant quatre ans pour un drapeau qui n'était pas le leur.

Raconter la Grande Guerre en Moselle, c’est se souvenir que dans ce département annexé après redécoupage, les premiers combats de 1914-18 furent l’offensive oubliée de Lagarde (10-11 août 1914), les batailles de Morhange et de Sarrebourg (18-20 août 1914). Mais les Alsaciens-Mosellans envoyés par le Reich sur le front oriental, ne participèrent pas à ces combats. Il sera donc intéressant de voir sous quel angle le Centenaire de 14-18 sera traité dans les «-provinces perdues-», qui avaient été coupées de la nation française de 1871 jusqu’au traité de Versailles de 1919.

Sans vouloir polémiquer, constatons que la nouvelle chaîne TNT de télévision «-RMC Découverte
-» a choisi pour son «-lancement  le 22 octobre 2013 en Alsace-Lorraine-» (sic) de dédier aux deux régions un très bon documentaire sur «-L’enfer de Verdun-», suivi d’un autre sur «-La bataille de la Somme-». Patience. On saluera un jour l’initiative qui fera passer de l’ombre à la lumière le cas de ces milliers d’Alsaciens-Mosellans mobilisés légalement par Berlin, arrachés à la vie lors d’une guerre fratricide.

La mémoire ne peut pas se délester du poids d’un demi-siècle d’une annexion que les peuples n’ont pas voulue et qui relève d’abord de la responsabilité des puissants. Quoi qu’il en soit, les Mosellans comme les Alsaciens ont le droit d’espérer, pour l’année prochaine, une traduction de la situation telle qu’ils l’ont véritablement connue, au plus profond des consciences et des histoires familiales.


Sylvain Post  journaliste honoraire & auteur


[publié le 31.10.2013]

Lien externe :

- Archives de l'Assemblée nationale : les députés "protestataires" d'Alsace-Lorraine


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Une première réponse...


Au total, 1 200 projets ont reçu le label de la « Mission nationale du centenaire de 1914-18 ». Pour la Moselle, quatre initiatives sont labellisées à ce jour :

ARS-SUR-MOSELLE, 11 novembre 2013 :
Souffrance... Délivrance 
Exposition organisée par le collège Pilâtre-de-Rozier. Ce projet transdisciplinaire souhaite développer une approche historique et sensible de la Première Guerre mondiale, en exploitant le patrimoine local et l’histoire des lieux de vie.

 SAINT-AVOLD, du 1er janvier au 28 février 2014 :
Adrienne Thomas, une jeune lorraine dans la Grande Guerre 
Exposition, projet scolaire qui ambitionne d'étudier plusieurs aspects de la Grande Guerre en Alsace-Lorraine à travers l’œuvre d'Adrienne Thomas, « Die Katrin wird Soldat-Catherine Soldat » de 1930. A l’initiative du  lycée Poncelet.


 MORHANGE, du 24 août au 21 septembre 2014 :
Centenaire de la Bataille de Morhange Août 1914 
Pour commémorer la bataille de Morhange, diverses manifestations sont offertes au public par la mairie : cérémonies, expositions et dépôts de gerbe à la Nécropole.


METZ, du 10 au 14 novembre 2014 :
Les objets de 1914-1918
Cette cérémonie militaire au monument aux morts est accompagnée d’une prise d’armes et d'une exposition qui présente des équipements de 14-18. A l'initiative du bureau de garnison de Metz, au monument aux Morts, square Galliéni.


Liens externes :

- L'agenda officiel du Centenaire
- Adrienne Thomas, par Wikipédia
 





Place de la République, à Strasbourg, cette Pietà laïque représente une mère (symbolisant la ville de Strasbourg) tenant sur ses genoux ses deux enfants mourants. L'un est allemand et l'autre français, ne portant plus d'uniformes pour les distinguer. Ils se sont combattus et devant la mort enfin ils se rapprochent et se donnent la main. La sculpture a été réalisée par Léon-Ernest Drivier (1878-1951), dans le style d'Auguste Rodin. Le monument a été élevé en 1936 à la mémoire des enfants de la ville tués lors de la Première Guerre mondiale, et inauguré par le président de la République Albert Lebrun. Il porte comme seule inscription « À nos morts » sans mentionner la patrie pour laquelle les soldats sont tombés.