vendredi 30 mars 2012

LES ENFANTS DU CHARBON


Indignez-vous !



L’utilisation du titre de l’opuscule devenu phénomène d’édition sous la plume magistrale de Stéphane Hessel  ne me vaudra pas, je l’espère, le courroux de ses ayants droit ! Après tout – ce qui n’enlève rien à la qualité de l’ouvrage – la construction pronominale de ce verbe du premier groupe, comme les noms communs, appartient à tous. Mais, à notre époque, on n’est plus sûr de rien. Certains déposent des noms d’usage courant et nous confisqueraient la liberté de nous en servir, au prétexte qu’un tour de passe-passe juridique en aurait fait une marque. Indignez-vous-!
 

Je m’indigne de devoir suivre, au fil inconstant du temps, le mauvais feuilleton du clash des Enfants du Charbon. Dépité de voir le rideau tomber sur mon espoir de voir ce spectacle, né sur le carreau de la dernière mine française,  talonner un jour le spectacle du Puy du Fou… Et pourquoi pas les « Fous du puits » ! Une possible marque que je devrais déposer dare-dare auprès de l’INPI (Institut de la Propriété) pour le simple plaisir de bomber le torse, avec l’orgueil de dire : « C’est moi qui l’ai déclarée en premier». Indignez-vous-!
 

La passe d’armes qui anéantit l’énorme joie mise dans nos cœurs par cet hymne aux mineurs est lamentable. Sept années d’une merveilleuse aventure qui partent confusément en quenouille...
 

Lorsque le prix littéraire 2008 de l’Université du cheval, à Saumur, m’a été remis en lever de rideau du gala d’automne du prestigieux Cadre Noir, pour mon livre Les chevaux de mine retrouvés, j’ai eu le reflexe d’offrir au Colonel  Jean-Michel Faure, écuyer en chef, et à Patrice Franchet d’Espèrey, d’illustre descendance, un DVD du son-et-lumière Les Enfants du Charbon. Sous les applaudissements.
 

Pourquoi l’ai-je fait ? D’abord, parce nous  les Lorrains, n’allons jamais rendre visite à quelqu’un les mains vides. Ensuite, parce que, à l’extérieur, nous parlons trop timidement de notre région. Enfin, parce que je voulais partager avec l’auditoire du Cadre Noir de Saumur, l’émotion que dégage le spectacle des Enfants du Charbon, créé pour la fermeture du dernier puits, mais tourné vers l’avenir avec ces jeunes et ces anciens, disant d’une seule voix que la Moselle est une terre d’énergie qui veut le rester. Et les voix des Enfants du Charbon seraient  réduites au silence, à présent, pour une mésentente ? Indignez-vous !
 

Ce que l’opinion publique a surtout retenu ces jours-ci, c’est la somme de 300 000 euros qui serait arrivée sur le tapis à propos d’une éventuelle cession des droits d’exploitation du spectacle, détenus par sa créatrice.  C’est beaucoup d’argent par les temps qui courent, mais de quoi parle-t-on ? 
 

La question n’est pas de savoir si « l’artiste en veut trop » ou si la somme est raisonnable. Encore que l’on puisse objectivement  se poser la question de la valeur financière du livret des Enfants du Charbon, que les épisodes des dernières semaines risquent d'avoir déprécié en lui bouchant l’horizon.
 

Tout acquéreur, dans le cas d’une cession, cherche préalablement à se projeter dans l'avenir en essayant de déterminer le potentiel futur de ce qu’il envisage d’acquérir. Cela revient souvent à fixer le prix de cession par un multiple de la situation nette comptable, généralement compris entre deux et deux et demi... Comment fait-on quand la caisse est vide ? Dans le cas des Enfants du Charbon, une discussion de coin de table ne saurait résoudre la question. Elle appellerait un audit, l’élaboration d’un modèle économique et d’un plan de développement.
 

À ce jour, un déficit de 40 000 euros et l’incertitude concernant les subventions à venir rendent nulle et non avenue toute discussion sur une cession possible des droits, entre la créatrice et l’association des Enfants du Charbon. On ne négocie pas les poches vides. Que vient donc faire cet argument dans la controverse ?
 

Je m’indigne encore. Pour une histoire de comportement, cette fois. Car, dit-on, une clause de confidentialité un engagement classique dès lors qu’il s’agit d’une intention ou d’une option possible s'imposait après une discussion à huis clos consacrée à la pérennisation et à un éventuel reformatage de l’événement. Au lieu de cela, quelqu’un est allé s’épancher devant la première oreille venue, avec étalage en public. C’est, au mieux de la vantardise, au pire une torpille envoyée sous la ligne de flottaison pour contrarier le cours des choses.
 

Certains pourraient s’indigner en rétorquant « De quoi je me mêle ! ». Quand la Région Lorraine verse à l’association environ 500 000 euros de subventions en sept ans, on a le droit de savoir.
 

« Je ne saurais pas préfigurer la position du conseil régional, qui a toujours soutenu le spectacle-», a déclaré ces jours-ci, à titre personnel, Michel Obiegala, vice-président du conseil régional de Lorraine. « On ne casse pas impunément, a-t-il dit, un lien aussi fort que celui qui s’est créé entre le spectacle et son public au motif qu’il serait difficile de gérer une association en proie au déficit ».  Un déficit qui s’est installé sans bousculer personne ? Indignez-vous !
 

Pour finir, le spectacle n’aura pas lieu en 2012. Des animations tout de même, en attendant une initiative plus conséquente pour 2013, sous un autre nom, avec un autre livret, une mise en scène différente, un autre réalisateur. Avec les mêmes figurants, qui paraissent divisés ? L’association envisagerait de poursuivre sous la même dénomination pour d’évidentes raisons de notoriété.

Mais la créatrice et femme-orchestre des Enfants du Charbon, artiste à l’autorité professionnelle reconnue, s’y oppose formellement, dès lors que cet intitulé appartient à son œuvre sur laquelle son droit d’auteur est inaliénable. Ce que chacun est censé savoir depuis le début. 

On verra comment chacun ira au bout de sa logique. Mais en attendant, quel gâchis !



Sylvain Post  journaliste honoraire & auteur


Publié le 30 mars 2012 


___________


REBONDS  Dans l'hebdomadaire
"La Semaine" du 28 juillet 2014

Les Enfants du charbon, un filon durable

Par Arnaud STOERKLER • Journaliste de La Semaine


«-Le spectacle en plein air des «-Enfants du charbon-», prévu fin août sur l'ancien carreau de la mine Wendel à Petite-Rosselle, conservera sa trame à succès de l'an dernier. Fragilisé financièrement il y a deux ans, l'association vient de décrocher le soutien durable des principales collectivités de son territoire.
 
Là où il y a de l'énergie, il y a un filon. A force de retourner chaque année au charbon depuis 2005, entourée de bénévoles et d'anciens mineurs prêts à se jouer de leur ancien métier, l'association des «
-Enfants du charbon-» a élevé son spectacle sur l'épopée minière en rendez-vous incontournable de la région (voir La Semaine N°433, 435). Modernisé l'an dernier par le metteur en scène est-mosellan Laurent-Guillaume Dehlinger, l'évènement a su ressusciter après le départ de sa créatrice Sylvie Dervaux et l'absence de spectacle en 2012.
 

Aujourd'hui, il approfondit son empreinte sur le territoire : le schéma de cohérence territoriale (Scot) Val de Rosselle, cet ensemble composé des quatre intercommunalités du Warndt, de Freyming-Merlebach, du Pays naborien et de l'Agglo Forbach Porte de France, a donné son feu vert pour inscrire dans le marbre une aide annuelle de 54 000 euros dédiée au spectacle, sur une durée de trois ans.

« Je suis fier que ces quatre territoires se soient entendus à travers cette convention, qui assure la pérennité du spectacle », a affirmé le président du Scot Paul Fellinger, initiateur de l'idée, lors d'une conférence de presse le 18 juillet. Derrière lui, les principaux partenaires du spectacle comme le conseil régional de Lorraine et l'assemblée départementale ont eux aussi confirmé leurs subventions sur le long terme. Un tel engagement était nécessaire : «
-Jusqu'à maintenant, nous ne pouvions commencer à vendre notre spectacle qu'à partir d'avril ou de mai, pour août-», constate Julien Bernardi, l'un des responsables de l'association. «-Nous ne pouvions pas toucher certains tours-opérateurs, dont le programme est déjà bouclé en fin d'année précédente. Grâce à ce partenariat sur la durée, nous pourrons désormais les contacter dans quelques mois pour leur proposer notre spectacle de 2015.-»

Y a d'la joie

L'avenir des Enfants du charbon s'éclaircit, l'association poursuit sur sa nouvelle lancée débutée l'an dernier : «
-Le spectacle 2013 se terminait par des mots de transition, ‘‘à la croisée des chemins’’. C'est par eux que nous commençons le nouveau, cette année-», livre le metteur en scène. Avare dans le dévoilement des nouveautés par besoin de «-garder certaines choses secrètes-», Laurent-Guillaume Dehlinger explique son choix de ne pas proposer un spectacle totalement remanié : «-Celui de l'année dernière était tout neuf, nous l'avons montré cinq fois au public. Je suis content de pouvoir le présenter cinq nouvelles fois cet été, parce qu'un spectacle, ça se rode-», affirme-t-il. 

«-Dans l'ensemble, certaines vis doivent être resserrées pour l'améliorer. Nous avons par exemple remarqué l'an passé que les comédiens placés dans les gradins avec des micros, lors de la scène d'ouverture, étaient retransmis de manière décalée par les haut-parleurs. Ce tableau sera supprimé. Par ailleurs, certaines personnes ont regretté le fait de ne pas voir assez la mine et le travail des mineurs, au cours du spectacle. Un nouveau tableau sera donc ajouté, qui permettra à plusieurs anciens mineurs qui jouent dans le spectacle d'évoquer leur quotidien à l'époque.-»
 
Si d'autres scènes devraient être «-chamboulées-», comme celle du «-coup de grisou-», l'essentiel reste intact-: le metteur en scène compte garder l'esprit résolument moderne et joyeux du spectacle de 2013, plébiscité par le public : «-Nous voulions montrer que notre région ne se résume pas au vote FN et à la condition ouvrière, qu'elle était aussi gaie et dynamique. Les gens savent faire la fête, ici, d'où ce spectacle qui ne se veut pas uniquement le reflet de la mine, mais aussi celui de cette ambiance, cette joie qui nous fait tenir-», constate Laurent-Guillaume Dehlinger.
 
Théâtre vivant

La mine comme traumatisme, le spectacle comme résurrection
-: «-Voilà dix ans que les dernières mines des Houillères ont fermé dans notre bassin. Lille, autre capitale du charbon dans le Nord, est aujourd'hui l'une des plus grandes villes de France. La fermeture des mines remonte à vingt ans, là-bas, il nous en reste dix autres pour réussir, je l'espère, la même chose chez nous demain.-» Selon Laurent Kalinowski, député-maire de Forbach, une première pierre de ce renouveau a été érigée par les «-Enfants du charbon-»-: «-Vous avez su associer la mémoire aux nouvelles technologies-», a-t-il félicité Laurent-Guillaume Dehlinger, en référence aux projections numériques en trois dimensions réalisées l'an dernier à Petite-Rosselle pour décorer les scènes du spectacle-».






jeudi 29 mars 2012

CHEMIN DE FER DES HOUILLÈRES


Voie de garage pour
les locomotives de Petite-Rosselle
 


La passion des locomotives ne passe plus à Petite-Rosselle. Plusieurs dizaines de machines et de wagons sont désormais enfermés à double tour dans l’atelier ferroviaire du carreau Wendel, sur le site muséographique du musée  de la mine. Sur le projet visant à présenter grandeur nature les trains de l’épopée charbonnière, les portes se sont refermées. Il est normal que l'on projette des interrogations sur cette évolution de la politique culturelle technique et industrielle, pour essayer d'en situer les enjeux
 



Pantographes en berne, les locomotives électriques font monter la tension chez les derniers bénévoles à qui l’on doit ce regroupement de machines, «chinées» ici et là sur des sites industriels, avec acharnement et méthode, avec beaucoup de détermination et peu de moyens. Piètre consolation, les plus belles locomotives sont au sec. Et tant pis pour d’autres matériels roulants stationnant sous l’ancien lavoir à charbon, caillassés par les vandales, à deux jets de pierre du musée La Mine, aux installations futuristes construites pour proposer aux visiteurs une saisissante représentation du «fond». Un musée ne saurait en cacher un autre, les trains resteront sur la voie de garage.

La mine pourtant, c’est aussi le chemin de fer. Celui-ci a été créé grâce à elle et pour elle. Amédée BURAT, secrétaire général du Comité des Houillères (les Charbonnages de France avant l’heure), écrivait en 1861, qu’il fallait désormais «des machines d’extraction capables d’enlever de gros poids à une grande vitesse…». Et des moyens de transport adaptés à cette production calée sur une demande croissante.

Entre Saint-Etienne et Rive-de-Gier, les deux régions houillères du département de la Loire, isolées l’une de l’autre, travaillant chacune de leur côté au développement de leur production et de leurs ventes, «il n’y aura pénétration réelle, concurrence effective, communauté de débouchés et fusion des courants commerciaux, que lorsque les chemins de fer de Saint-Etienne à Lyon et de Saint-Etienne à Roanne seront livrés à la circulation des wagons de marchandises» notait l’ingénieur du Corps des Mines Louis-Ernest LESEURE, en 1901, en portant un regard sur le XIXe siècle.

L’essor définitif du bassin de la Loire – le doyen des bassins français et longtemps le plus important – ne se produisit qu’après l’ouverture du canal de Givors en 1780, et de liaisons ferroviaires en 1832 et 1834.

C’est l’un des découvreurs du bassin houiller sarro-lorrain, Louis Antoine BEAUNIER, qui fit réaliser la première ligne de chemin de fer de France, ouverte à la circulation en octobre 1828, entre Saint-Etienne et Andrézieux, sur la Loire, pour faciliter l'évacuation du charbon vers la région parisienne. Il était alors pleinement occupé à développer les houillères du bassin stéphanois.

Auparavant, BEAUNIER avait dirigé l’école des mines de Geislautern fondée, en Sarre, à la demande de Napoléon Ier. On peut dire que les ingénieurs DUHAMEL, BEAUNIER et CALMELET ont fait l'inventaire complet des richesses alors connues du gisement sarro-lorrain, consignant ces observations dans un atlas de soixante-six feuilles, avec légende, carte d'assemblage et coupes, qui résume magnifiquement plusieurs années de travail savant et acharné.

Les Français avaient tellement amélioré la situation des houillères sarroises que leur production doubla en cinq ans. Une évolution radicalement modifiée par le cours de l’Histoire. Le second traité de Paris, le 20 novembre 1815, sanctionna le retour de Napoléon de l’île d’Elbe et sa défaite à Waterloo. Il obligea la France à remettre le territoire de Nassau-Sarrebruck à la Couronne de Prusse.

BEAUNIER retourna à Paris où il suggéra la création d'une nouvelle école à Saint-Étienne. Il en prit les rênes et fut également l'un des pionniers de l'industrie métallurgique et des voies ferrées.

Si on veut trouver le lien qui unit la mine et le chemin de fer, il suffit de se remettre en mémoire le parcours de l’ingénieur des mines et académicien Louis ARMAND, ancien élève de l'Ecole Polytechnique, sorti premier de l'Ecole des Mines de Paris. Nommé directeur général de la SNCF en 1949, et président de la SNCF en 1955, il assuma la présidence des Houillères du Bassin de Lorraine de 1959 à 1964.

En l’accueillant dans leurs rangs, en 1963, les membres de l’Académie française voulaient ouvrir leurs portes à un homme qui incarnait le progrès technologique.

Son œuvre principale reste la traction électrique en courant industriel. Grâce à lui on verra courir des trains français qui seront les plus rapides du monde. En 1955, on applaudira aux exploits de la fameuse BB 9004, qui couvre plus de 300 kilomètres à l'heure.

Louis ARMAND encouragea la construction des locomotives CC 14100, d’une masse de 127 tonnes et d’une vitesse maximale de 60 km/heure, destinées à la traction des trains lourds de l’industrie. Les deux derniers exemplaires français de cette série de «CC» stationnent, l’un à Conflans-en-Jarnysis et l’autre à Petite-Rosselle, depuis 1998.

Cela ne veut pas dire pour autant, que la collection ferroviaire du carreau Wendel sortira de l’ombre demain. Car la CC 14183, avec l’autorail «Picasso» et d’autres machines échappent au regard des visiteurs, enfermées dans un bâtiment du carreau Wendel. L’absence de perspective pour leur mise en valeur est palpable.

Tous ne partagent pas les mêmes convictions. Si pour les uns l’évolution du chemin de fer des houillères est une question centrale du discours sur les développements de l’industrie charbonnière au siècle dernier, pour d’autres, l’attention consacrée à l’activité ferroviaire des HBL, avec près de 1 500 mineurs-cheminots, ne saurait être qu’une variable d’ajustement, en fonction des crédits disponibles et de la volonté de dépasser le concept muséologique actuel.

Les trains de la mine n’apparaîtront pas, semble-t-il, comme la « locomotive » d’une diversification de l’offre faite aux visiteurs. Aujourd’hui ce n’est peut-être pas possible. Mais c’est sans doute souhaitable. Le pire serait que ces engins de traction et les voitures de transport des mineurs tombent sous le chalumeau des ferrailleurs, dans l’indifférence générale. Et que les générations futures n’y voient que du feu.
  

Sylvain Post  journaliste honoraire & auteur





   
La "CC 14101" sur la grande transversale Valenciennes-Thionville, ligne dont l'électrification est datée de 1955. Une des dernières locos de ce type, d'une masse de 127 tonnes, destinées aux trains industriels, est stationnée dans l'atelier ferroviaire fermé du carreau Wendel, à Petite-Rosselle, depuis 1998.
 



Houillères de Lorraine. En toile de fond, la cokerie de Carling. Coll. Sonny Sadler

1983. Week-end "vapeur" sur les voies  HBL. Photo d.r.



mercredi 21 mars 2012

ÉLISABETH DE NASSAU-SARREBRUCK (1397?-1456)

Les lettres de noblesse
du francique


Élisabeth de Lorraine-Vaudémont, Française bilingue devenue comtesse de Nassau-Sarrebruck par son mariage, est peut-être la première auteure profane de la littérature allemande. Des experts en sont persuadés après avoir étudié le rôle qu’elle a joué dans la formation du roman en prose au XVe siècle. Ils révèlent qu'elle a recours au francique en usage entre Sarre et Moselle, lorsqu’elle écrit «-sich fîden…» (en français «-se fier à…») au lieu de «-sich verlassen…». Clin d’œil aux langues régionales, placées sous les feux de l'actualité.


"Pilgerfahrt des Traümenden Mönchs" - Uni-u. Landesbibliotek Darmstadt
 
 

Le colloque tenu à Sarrebruck en 1997, année où se commémorait, avec une marge d’erreur assumée, le 600e anniversaire de la naissance d'Élisabeth de Lorraine-Vaudémont, comtesse de Nassau-Sarrebruck, est apparu comme une révélation.
 
À l’issue des travaux, après une remise à plat de sa biographie et de ses écrits, les plus éminents spécialistes sont persuadés que cette française bilingue a traduit ou a fait traduire en allemand médiéval, le Pèlerinage de Vie humaine
de Guilllaume de Digulleville, moine cistercien originaire du Cotentin, prieur de l'abbaye de Chaalis (Oise). Une œuvre volumineuse, richement enluminée, dont la première rédaction remonte à 1330-1331. 

Inspiré par le Roman de la Rose, mais à contre-pied, Guillaume de Digulleville, reprend  le thème littéraire du songe, qu'il développe en suivant une veine allégorique chère au Moyen Âge. Il prétend avoir reçu la vision de la Jérusalem céleste, et de ceux qui en obtiennent l'entrée. Ses treize mille vers content, avec beaucoup de réalisme, le cheminement du chrétien partagé entre la séduction des vices et celle des vertus. Voué à un vif succès, le texte connut une large diffusion.

Il en existe plusieurs traductions. Le professeur Wolfgang Haubrichs a passé l’une d’elles à la loupe et se dit persuadé qu’elle a été élaborée dans le ressort du palais de Sarrebruck, citant également les abbayes de Wadgassen, en Sarre, Longeville-lès-Saint-Avold et Villers-Brettnach, sans exclure le couvent bénédictin de Bouzonville, en Lorraine. À l’appui de cette thèse, une proximité : l’existence, à Metz, d’un manuscrit en français, du Pèlerinage de Vie humaine.
 
Vient ensuite la sonorité de certains mots qui renvoient, tant aux parlers franciques de la Lorraine germanophone qu’au "Plattdeutsch" et au "Mittelhochdeutsch". La poule ( "Huhn" en allemand ) est désignée sous le nom de "Hunckel" , sachant que "Hìnckel"  est encore prononcé en Platt de l’Est mosellan.

Pareillement pour "Duppen", le "pot" en français, plus proche de "Dìppe", en Platt,  que de l’allemand "Topf" . Ou encore "grommen" (rouspéter), dérivé du francique "grommeln", le Platt contemporain ayant gardé "grùmmle".
 
L’expression "sich fîden…" (en français "se fier à …"), préférée à l’allemand "sich verlassen (auf)…", rappelle le parler francique de Boulay, en Moselle, d’où était originaire le chapelain de Marguerite de Rodemack, dame de lettres et parente d'Élisabeth de Nassau-Sarrebruck.
 
Ce florilège dessine les contours d’une aire géographique dans laquelle la traduction a puisé ses moyens linguistiques, une région présentant culturellement une certaine identité, où le francique, en quelque sorte, a obtenu ses lettres de noblesse.
 
D’autres expressions favorites repérées au fil des écrits de la noble dame Élisabeth invitent à resserrer la preuve par une comparaison du style utilisé, qu’elle ait pu transposer l’œuvre française du moine cistercien dans la littérature allemande précoce.
 
Quasiment passé inaperçu en France, un pavé de 700 pages publié en Allemagne en 2002, sous le titre : « Zwichen Deutschland und Frankreich. Elisabeth von Lothringen, Gräfin von Nassau-Saarbrücken », fait apparaître le portrait et l’action d'Élisabeth de Nassau-Sarrebruck dans une dimension double : littéraire et politique. Un travail que l’on doit à Wolfgang Haubrichs et Hans-Walter Herrmann en coopération avec Gerhard Sauder (*).


Une Vaudémont


Pourtant connue des historiens français, l’héroïne est une Vaudémont, d’ascendance capétienne. Le destin l’a désignée pour accomplir un parcours difficile. Élisabeth est née entre 1393 et 1398, peut-être à Vézelise (Meurthe-et-Moselle), plus certainement à Joinville (Haute-Marne). Elle épouse, vers 18 ans, Philippe Ier de Nassau-Sarrebruck.
 
Quatrième fortune de l’espace Rhin-Meuse, après les princes électeurs de Trèves, de Mayence et les ducs de Lorraine, de Bar et de Luxembourg, Philippe a des possessions en très grand nombre, éparpillées entre Commercy, dans la Meuse, 
«en roman pays», et Weilburg, en Allemagne, sur la rive droite du Rhin, au nord-ouest de Francfort. D’autres se situent dans l’orbite de Sarrebruck, à Diemeringen et Niederstinzel (Bas-Rhin), en remontant le cours de la Sarre.
 
Philippe de Nassau-Sarrebruck est considéré comme «vassal et sujet» du roi de France Charles VII, depuis qu’il lui a apporté son aide contre la coalition anglo-bourguignonne, en Lorraine, dans le Barrois et en Champagne. Mais il faudra bien, un jour, vivre en paix avec la Bourgogne, pense-t-il. Visionnaire, il a repéré les ressources que peut lui procurer le développement des échanges entre le Nord et le Sud. L’escorte des voyageurs sur les routes où sévissent des détrousseurs de grand chemin, lui remplit la caisse.
 
Philippe de Nassau-Sarrebruck a déjà deux enfants d’un premier mariage, lorsque Élisabeth lui donne deux garçons, Philippe II et Jean III, et une fille, Margareth. Toujours en déplacement, Philippe est souvent accompagné de son épouse : en 1415,  au concile de Constance ; en 1421, à la rencontre du prince-électeur de Nurenberg ; en 1422, aux journées impériales de Ratisbonne et de Nurenberg.

C’est au cours d’un de ces déplacements que le comte de Nassau-Sarrebruck mourra, près de Wiesbaden, à l’âge de 61 ans, alors que son épouse en a environ 35.
 
Sa jeune veuve ne se remariera pas. Elle s’entoure de nombreux conseillers et garde le cap : garantir l’intégrité d’un énorme patrimoine, éviter l’endettement, assurer le modèle économique qui repose essentiellement sur les privilèges féodaux, en particulier la perception de péages, en contrepartie d’une sécurité du voyage sur les axes de communications transversaux, du bassin de Paris au col du Saint-Gothard. Elle veillera à la politique de neutralité de la maison de Sarrebruck-Nassau pour éviter tout dérapage vers les conflits régionaux, nombreux à l’époque.
 
 
Les châteaux du Warndt


Dans le Warndt mosellan, la comtesse de Sarrebruck possède  en copropriété la petite Varsberg (ban de Varsberg, aujourd’hui), forteresse sur laquelle doit veiller Jean de Kerpen. Une forte tête. Philippe de Nassau-Sarrebruck est mort deux ans avant Jean de Varsberg, auquel il avait racheté, en 1427, ses droits d’héritage de la grande Varsberg (ban de Ham-sous-Varsberg, aujourd’hui). Au décès de son époux, Élisabeth est investie de ces droits, alors qu’elle commande déjà le premier château, situé sur le promontoire d’en face.
 
Depuis la rive gauche de la Sarre – à l’endroit où siège aujourd’hui l’exécutif de la capitale du Land – Élisabeth voit monter la tension provoquée par la difficile succession du duché de Lorraine.
 
La maison de Lorraine est alors représentée par deux vieillards : le duc de Bar, vieux cardinal, et le duc de Lorraine, Charles le Hardi. Celui-ci a l’intention de placer son gendre, René d’Anjou, à la tête du duché. Son neveu, Antoine de Vaudémont – frère d'Élisabeth – est en désaccord total sur cette option et se dit prêt à en découdre.
 
En 1431, au paroxysme de la lutte pour la couronne ducale, Élisabeth de Nassau-Sarrebruck a près de 38 ans. Elle côtoie le pouvoir depuis son plus jeune âge. Elle ne l’a jamais exercé vraiment et sait qu’il est impitoyable. Les rivalités atteignent tous les membres de sa famille qui, entre cousins, cousines, tiennent les rênes en Lorraine. Une famille désormais écartelée.
 
Élisabeth se drape dans sa neutralité. Au son des couleuvrines elle préfère la mélopée des romans épiques, les chansons de geste françaises qui ont bercé son adolescence et qu’elle traduit grâce à sa maîtrise des dialectes germaniques. Quatre œuvres sont particulièrement associées à son nom : «Herzog Herpin», «Loher und Maller», «Huge Scheppel», «Königin Sibille». On oublie habituellement que le duché de Lorraine était une région bilingue traversée par la frontière linguistique et que des liens étroits existaient avec l’espace rhénan et le Saint Empire.
 
Vaudémont (Meurthe-et-Moselle) étant dans la sphère germanique et Joinville (Haute-Marne) sous l’influence du royaume de France, Élisabeth s’était appliquée à apprendre les deux langues et ne s’offusque pas qu’on l’appelle tantôt Ysabel, tantôt Elizabeth. C’est en fait toute la question de la traduction des prénoms. Élisabeth est la version allemande (mais aussi anglaise) d’Isabelle. Isabelle est la forme de tradition latine du prénom, tandis qu'Élisabeth en est la forme celto-anglo-saxonne, et le fait que les deux formes existent en français ne change pas la question qu’au fond, c’est le même prénom.


Au cœur du drame


Alors qu’elle est régente à Sarrebruck, les nouvelles qui lui parviennent de Nancy l’arrachent à ses rêves. Élisabeth ne peut pas s’abstraire complètement du contexte. Nièce de Charles II, elle est la suzeraine d’un chevalier rebelle inféodé à son tumultueux frère de sang – ennemi déclaré de René Ier d’Anjou – la cousine germaine de la duchesse et, surtout, la mère de deux garçons à qui la famille ducale promet, en principe, un avenir.
 
En 1429, Isabelle fait part des circonstances de son veuvage à son oncle, le vieux duc, lui demandant de protéger ses possessions dans la Meuse, notamment le château-bas de Commercy, la terre de Hey et la seigneurie de Morley, près de Montiers-sur-Saulx.
 
Son fils aîné, Philippe II, suivra les traces de son père et veillera au rayonnement de la famille en Rhénanie et dans le pays de Bade. Le cadet Jean III a vocation à devenir le coïndivisaire de la grande Varsberg et à servir le duc de Lorraine, Charles le Hardi, puis René Ier d’Anjou. Jusqu’à sa majorité, Élisabeth représente ainsi l’autorité du duc dans la région du Warndt. Mais la guerre de succession de Lorraine se prépare et rien ne va plus.
 
Le frère d'Élisabeth – Antoine de Vaudémont – dispute le trône de Lorraine à René d’Anjou qui vient d’épouser la fille du vieux duc Charles et prendra le titre de duc au décès de Charles II, le 25 janvier 1431.
 
René d’Anjou s’aperçoit des préparatifs de guerre et dans l’éventualité de devoir se défendre, il se rend auprès du roi de France Charles VII, son beau-frère, pour solliciter son aide. Son adversaire, Antoine de Vaudémont, fait alliance avec les Bourguignons et les Anglais.
 
Dans la région de Sarrebruck, le ciel s’obscurcit, car le soulèvement nécessite que chacun choisisse son camp. Georges de Raville, copropriétaire de la grande Varsberg avec Élisabeth de Nassau-Sarrebruck, reste fidèle à René d’Anjou, tandis que Jean de Kerpen, du château fort d’en face, rejoint le camp adverse, celui de Vaudémont. C’est la fracture.
 
Élisabeth  s’éloigne de son frère. Elle sera soupçonnée, pourtant, d’avoir participé à la dissidence et la plupart des historiens laissèrent filer l’idée que les deux châteaux de Varsberg avaient fait, en 1431, cause commune contre René d’Anjou. Ce qui paraît inexact.
 
 
Le 2 juillet 1431, la bataille de Bulgnéville (Meurthe-et-Moselle), fera 2 000 morts. René d’Anjou sera capturé et incarcéré à Dijon. À Nancy, son épouse parvient à tenir la situation en main. Peut-on dire qu’Antoine de Vaudémont soit vraiment sorti vainqueur de la bataille de Bulgnéville ? Il ne peut pas bomber le torse et s’en féliciter, la bataille pour la couronne n’ayant pas décapité le régime en place.
 
Ce n’est qu’en 1434, que l’empereur germanique, en accord avec le roi de France, mettra un terme aux rivalités. Mais dans l’intervalle, l’insurrection des forteresses de Varsberg remet le feu aux poudres. Élisabeth de Nassau-Sarrebruck assiste catastrophée à la mainmise opérée par son frère sur les deux châteaux du Warndt. C’est le rebondissement de la guerre de succession de Lorraine. La comtesse de Nassau-Sarrebruck a toutes les apparences contre elle et va devoir sortir de l’étouffante neutralité qu’elle s’est imposée jusque-là. Sa seule arme : sa plume…



La « Correspondance de Varsberg »



Le château Varsberg (dessin du XIXe). Coll. Amaury de Liniers
Elle clame son innocence et réclame l’arbitrage du duc de Lorraine dans des lettres écrites en francique et certaines en français, connues sous la dénomination de «Correspondance de Varsberg». Il paraît improbable qu'Élisabeth les ait écrites elle-même. Sous sa dictée, cette tâche relevait d’un entourage chevronné, un des signes de qualité de la chancellerie de Sarrebruck.


Qu’est-ce qui vaut à ces correspondances d’échapper aux oubliettes de l’Histoire ? D’abord le travail d’un groupe pluridisciplinaire de l’université de Mayence : le «Germanistisch-Historicher Arbeitskreis», avec Karl-Heinz Spiess, Albrecht Greule, Nina Janich, Jürgen Herold, Michaela Küper et Christine Maillet.  D’autres chercheurs ont progressivement renforcé le projet qui a fait l’objet d’une œuvre collective publiée en Allemagne en 2002, par Wolfgang Haubrichs et Hans-Walter Herrmann en coopération avec Gerhard Sauder («Zwichen Deutschland und Frankreich. Elisabeth von Lothringen, Gräfin von Nassau-Saarbrücken»).

La manifestation de la vérité, à propos du conflit de Varsberg, jaillit du décryptage méthodique de 84 manuscrits, dont une cinquantaine dictés par Élisabeth de Nassau-Sarrebruck, entre 1431 et 1434.

Affaire de ténacité et de compétences, la transcription des lettres – surtout la méticuleuse contribution de Jürgen Herold – permet de mettre en cohérence les éléments d’un puzzle complexe. L’étude sémantique et stylistique livrée par le docteur Nina Janich, des université de Ratisbonne et de Duisburg, n’est pas moins éblouissante.

D’ordinaire réglé par des formules prêtes à l’emploi, le courrier était bâti, jusque-là, sur des modèles en latin, hérités des Carolingiens pour diverses circonstances de la vie : litterae patentes, litterae clausae… Systématiquement les auteurs suivaient le même schéma : salutatio, exordium, narratio, petitio, conclusio.

Jamais le formalisme n’a autant compté qu’au Moyen Age. Le «vous» s’impose d’une manière générale au XIVe siècle, dès qu’on s’adresse à un interlocuteur plus haut placé et, dans ce cas, l’auteur répond par «je» et «moi», jamais par «nous». Élisabeth agit dans les formes et respecte parfaitement ces règles. Exagérées, immuables, contraignantes, elles visent à empêcher tout écart. Les modèles en usage à l’époque prévoient un ton impersonnel et d’ailleurs personne ne s’attend à trouver une coloration particulière dans ces courriers. Et là, Élisabeth défriche. Elle fait une entorse aux principes en vigueur.

Prise entre le bois et l’écorce, au centre d’un scénario dramatique où elle incarne à elle seule plusieurs rôles, tiraillée entre la victime et son rival, entre son frère et son oncle, sa cousine et le nouveau duc de Lorraine, qui est le souverain de ses fils, elle aborde le problème de face et se forge son propre style. Pour mieux convaincre.

Exordium et salutatio ne font plus qu’un, afin d’aller plus vite à l’essentiel. Selon qu’elle écrit à un supérieur, à un subordonné ou à un interlocuteur du même rang, Élisabeth introduit des variations. Vouvoiement, tutoiement, révérences ou, au contraire, formules cinglantes, rien ne manque. Élisabeth se projette activement dans ses lettres au point d’y apparaître en filigrane. Il est normal aujourd’hui de découvrir la femme sous le tracé de la plume. Mais il y a quatre siècles et demi cette implication était inédite.

Peine perdue. Dans une relation forcément inégalitaire Élisabeth de Nassau-Sarrebruck va devoir assister, impuissante, à une conclusion dont elle fera les frais. Ses échanges épistolaires ont fini par impliquer l’évêque de Metz, membre du conseil de régence institué pour administrer le duché de Lorraine en l’absence de René Ier. Décision sera prise à Nancy et Metz, de raser les forteresses de Varsberg.  

Pour la première auteure bilingue du roman en prose en Allemagne, seul le verbe se fit victoire.


Sylvain Post  journaliste honoraire & auteur
(*) Röhrig Universitätsverlag, 
Veröffentlichungen der Kommission für
Saarländische Landesgeschichte und Volksforschung.



Un livre : "LA VRAIE SAGA DES BARONS DE WARSBERG" d'Angèle Schwartz-Post, 2002
Pour se le procurer, cliquer ici

Tombe d’Élisabeth de Nassau-Sarrebruck (morte en 1456), collégiale de Sankt-Arnual, Sarrebruck © Sylvain Post

Le duché de Lorraine en 1500
© Christos Nüssli - www.euratlas.com


mercredi 14 mars 2012

L’ÉPREUVE ÉCRITE DU PLATT

Nùnn di Bùggel !


Querelle d’Allemand ! Je veux parler de la polémique qui sévit actuellement dans les rangs des défenseurs de la langue régionale de l’Est mosellan.





 
 

«"Le francique" ou "la langue francique" n’existe pas. Affirmer le contraire est une escroquerie intellectuelle, cautionnée par certains universitaires qui ne maîtrisent pas le sujet et publient des articles dépourvus de rigueur scientifique et de pertinence historique» proclament les uns, avec  une incroyable argumentation selon laquelle l’allemand serait l’expression écrite du Platt de la Moselle germanophone.
 
Cette péroraison, diffusée par un webzine et sur les réseaux sociaux d’Internet, n’a pas manqué de provoquer une passe d’armes avec des partisans du trilinguisme Platt-allemand-français : «L’escroquerie intellectuelle, n’est-elle pas plutôt dans cette volonté opiniâtre de faire disparaître toute notion de langue régionale vraie, c’est-à-dire le Platt francique de Moselle, en la noyant dans ce qu’ils affirment à tort être «la forme écrite du dialecte : l’allemand»?


Derrière ce duel se profile l’attachement de la population à la langue de ses aïeux ! Une réalité. Pour preuve, le succès de la 14e édition du festival de langue francique et des langues de France «Mir redde Platt»,  du 9 au 13 avril 2012, à Sarreguemines et de la 3e édition du festival «Mir schwätze Platt» de Forbach.

Pour preuve encore, les efforts déployés à l’approche d’une journée interrégionale d’action, le 31 mars 2012, dans le but d'obtenir un statut officiel et une véritable politique en faveur des langues régionales de France. Une journée qui a lieu simultanément en Bretagne, au Pays Basque, en Catalogne, en Occitanie, en Corse, en Alsace et en Lorraine.


Avec passion



Facteur de division, la polémique qui vient d’échauffer les esprits au cœur de l’hiver risque d’être contre-productive. On ne pouvait choisir pire moment pour cette «querelle d’Allemand», l’homme de la rue ne s’embarrassant guère des subtilités  de la "langue standard" et du "dialecte" dans leurs fonctions respectives.


D’autres, ils ont bien le droit, s’accommodent de ces chamailleries savantes. Il m’est arrivé de lire sous une plume experte que «l’alsacien n’est pas un dialecte du hochdeutsch, mais de l’alémanique. Le picard n’est pas un dialecte du français, mais un dialecte de la langue d’oïl, dont le français est lui aussi un dialecte. Et si on donne au mot dialecte un sens moins technique, autrement dit simplement de «variante», tout le monde sait que la limite entre dialecte et langue est une question de point de vue et de ... politique : le luxembourgeois est un dialecte du francique mosellan, mais comme il a statut de langue officielle, il est vu par les gens comme une langue».

La polémique déclenchée par l’affirmation de la non-existence de la langue francique en a consterné plus d’un. À mon tour, j’ai envie de rompre le silence car, la négation de la langue de mes ascendants me donne l’impression d’un vol à l’arraché.  Quels que soient les arguments. Mais, à défaut d’aller recueillir la thèse de chacun des protagonistes dans un souci d’équilibre, je me contente de livrer ma propre expérience.

Mon père, Georges Post, né à Roth en 1905, décédé en 1985, prit place sur les bancs de l’école sous le portrait de Guillaume II. Un rituel voulait que l’on fît l'éloge du
«Kaiser» avant chaque classe. Au moment de quitter la communale, avant le retour à la France de la Moselle redécoupée, il n’avait pour bagage que l’allemand qui s'est surajouté au Platt sans l'évincer et tout ce qu’il avait appris dans la langue de Berlin. Suffisant pour s'orienter vers la mécanique-auto, un rêve jamais réalisé, puisqu’il  ira travailler à la mine comme beaucoup d’hommes du village et des environs.

Dans sa  logique, pourtant, il obtint très tôt le permis de conduire. Ce détail aura son importance dès l’arrivée à la tête de la paroisse de Hambach, d’un nouveau curé,  l’abbé Louis Pinck, le plus connu des folkloristes mosellans.

L’abbé Pinck avait une automobile mais rechignait à prendre le volant. Mon père, ancien servant de messe,  n’avait pas de voiture mais disposait du sésame qui lui permettait de rouler. Tout le désigna pour devenir  le chauffeur du curé, à l’occasion des déplacements visant à recueillir les «Verklingende Weise», 511 chansons populaires que le prêtre  publia en cinq volumes.

Pour sauver ce fragile héritage culturel transmis de génération en génération depuis des siècles, l’abbé Pinck parcourut toute la Moselle et une partie de l’Alsace. Il recensa les mélodies de ces chants populaires, ainsi que l’historique des morceaux avec leurs variantes d’un village à l’autre. L’abbé Pinck mourut  en 1940. Ses voyages dans le tréfonds de l’identité régionale eurent une résonance particulière au sein de ma famille.


Le Plattdèitsch à l’armée



Survint la guerre. En 1939, mon père fut incorporé par l’armée française dans un régiment d’artillerie. «Bon pointeur» peut-on lire dans son livret militaire, à côté d’une mention moins flatteuse : «Ne sait ni lire, ni écrire». J’ai souffert de cette humiliation avant de comprendre qu’il nous fallait assumer les conséquences de la politique de Napoléon III et du zèle de Bismarck.

Après la guerre, à la maison, nous continuions de parler Dèitsch. Mes parents découvraient l’actualité française en allemand, grâce à «France Journal», un quotidien créé pour les germanophones de Moselle par Victor Demange, fondateur du «Républicain Lorrain».

Ma mère, née à Grosbliederstroff en 1913, n’avait pas de soucis vis-à-vis de la langue. Bonne élève à  l’école française. Elle guettait l'hebdomadaire «La Vie», sa préférence allant tout de même aux magazines d’Outre-Rhin «Heim und Welt», «Neue Post», «Burda», disponibles à la papeterie locale. Au même kiosque, j’achetais  «Paris-Match» et «Salut les Copains». Dans une parfaite harmonie, nous parlions Dèitsch, nous lisions le Hochdeutsch –  sans faire l’amalgame entre Plattdèitsch et Hochdeutsch – nous écoutions Radio Sarrebruck et Europe 1. L’école de la République se chargerait du reste... y compris de censurer le Dèitsch dans la cour du lycée. 

L’ostracisme à l’égard du Platt lâcha prise, me semble-t-il, durant les années soixante, alors que les locuteurs  l’avaient mis en sourdine. En apparence.  Car le parler est-mosellan revint en pleine lumière, en même temps que le succès d’Alan Stivel, héraut de la musique bretonne. J’eus la confirmation par la suite, que le Platt n’était pas de l’allemand dégénéré – ce que je savais déjà – mais du francique rhénan. Que l'on pouvait écrire.

Quelle joie de découvrir qu’une de mes brillantes camarades du lycée d’Etat mixte de Sarreguemines (Jean-de-Pange, aujourd’hui), Marianne Haas-Heckel, devenue enseignante, était une passionnée capable de rendre le Platt à la fois intelligible et attrayant !

Au fil des années, son talent vint s’exprimer à travers des livres, des conférences, des chroniques hebdomadaires à la radio, des plateaux de télé, des « ateliers du Platt ». Preuve que toutes les émotions que l’on croyait jusque-là intraduisibles, pouvaient bénéficier d’un guide de prononciation et de graphie harmonisée pour  tous les parlers franciques de la Moselle germanophone.


Pas trop tard



N’est-il pas trop tard ? La génération des très jeunes ne court-elle pas le risque de passer à côté de ce patrimoine immatériel ? «Tout n’est pas perdu. Car tant qu’il subsiste des braises, nous nous emploierons à souffler dessus afin de raviver le feu». Pour Marianne, «le francique n’est pas mort, sa flamme vacille, mais il ne tient qu’à nous –plattophones – qu’il reprenne de plus belle et réchauffe les conversations». 


Souffler sur les braises… Il n’était sans doute pas prévu  que le feu sacré dégénère en flambée de violences verbales entre différents courants de la vie littéraire régionaliste. Incompréhensible pour moi, qui suis un novice dans ce domaine. Cela me scandalise, alors que je croyais qu’on avait énormément avancé sur le sujet. La distinction entre le francique rhénan écrit et le Hochdeutsch m’avait tout juste guéri de ma «germanitude» qui resta longtemps tapie comme une  anomalie génétique dans mon ADN. 

Et si je disais « zut ! » à ceux qui s’en prennent à l’histoire de mon père…


Sylvain Post  journaliste honoraire & auteur
(*) Nùnn di Bùggel : nom de bleu !