samedi 15 décembre 2012

LES VERRERIES DU WARNDT


Souffleurs d'histoire



Une expo, une chronique et une conférence magistrale. Le cercle d’histoire de Forbach a choisi les verreries disparues du Warndt comme thème dominant de l’année, en ne prenant guère le temps de souffler… Et pour conclure, un invité d’honneur jusqu'au 4 janvier : le Centre international d’art verrier de Meisenthal avec les boules de Noël.





La dernière-née des boules de Noël de Meisenthal
© Guy Rebmeister



Tout juste démontée à l’office de tourisme de Forbach, l’exposition d’objets issus des anciennes verreries du Warndt  vient de céder  la place au Centre international d’art verrier de Meisenthal qui y présente avant les fêtes, la dernière-née des « boules de Noël », Vroum. S’ajoute à ces deux événements successifs, la parution de la revue annuelle du cercle d’histoire « Die Furbacher », avec, parmi les thèmes dominants, de très belles pages sur « Les verreries de Forbach et sa région », signées Raymond Engelbreit, Marcel Gangloff et Joseph Zeller qui font autorité en la matière.

Et voilà qu’à son tour, la conférence d’automne des « Furbacher » vient de remplir l’amphi du siège de la communauté d’agglomération, à  l’occasion d’une « courte histoire racontée » − pour reprendre l’expression de l’orateur lui-même − de «-Nos verreries, filles de la forêt du Warndt-».

Qui a entendu Emile Yax énumérer les quatre verreries artisanales de Forbach (avec  le choix assumé de ne pas traiter le cas de Merlebach, qui justifierait à lui seul une causerie), ne peut que s’interroger sur l’éclosion de cette activité dans le Warndt. La réponse tient en deux mots : la forêt, le sable.


Afin de  valoriser des terres nouvelles, auparavant incultivables, les princes du XVIIe siècle engagent le défrichement. Ils voient d’un bon œil la venue de maîtres-verriers du Saint-Empire, souvent de confession protestante. Vers 1600, l’activité verrière sera même un pivot de l’économie du très catholique duché de Lorraine sous Charles III. 

La première verrerie du comté de Forbach commence à produire des verres et des vitres en 1623. Près de dix ans plus tard, le marchand verrier Gérard de Schöneck vend ses produits jusqu’à Rotterdam.

La Vieille-Verrerie élabore, pour elle-même et pour d’autres,
l’alcali utilisé pour la fusion du sable, qui se trouve dans la cendre de bois brûlé avec de la fougère, appelé “pottasche”. Ce n’est pas un simple détail, mais un élément-clé de l’alchimie du verre connu depuis l’Egypte des pharaons, souligne Emile Yax. L’orateur raconte l’histoire de ces chameliers qui avaient fait un feu sur le rivage d’un lac salé. Ils s’aperçurent au petit matin que le sable s’était transformé en verre. Le natron, substance blanche  évanescente, que l'on trouve au bord de certains lacs, avait joué le rôle de fondant dans la Haute-Egypte.

La civilisation arabe trouvera très logiquement ce fondant dans les algues. Et la forêt du Warndt abondamment peuplé de fougères aigle permettra aux «-Äschenbrenner-» de produire la «-potasse-» voire même d’exporter ces lucratives cendres vers le comté voisin.
 
La deuxième verrerie des environs est fondée en 1718 par le baron suédois et protestant Henning von Strahlenheim, comte de Forbach. Il choisit de valoriser ses quatre mille hectares de forêts de feuillus en développant un gros marché régional de bois de construction et de chauffage. La verrerie dédiée à son épouse sous le nom de Verrerie-Sophie, consomme une part importante de ce bois. Les débuts sont difficiles pour cette manufacture qui doit faire face à des litiges et à l’hostilité des communautés rurales troublées par l’extrême mobilité des souffleurs de verre, des bûcherons et des potassiers venus d’ailleurs. Et les catholiques se montrent méfiants vis-à-vis de leur appartenance, souvent, à l’église réformée.



Le charbon remplace le bois



Une troisième verrerie, la « Christianhütte » est autorisée en 1777, à Schoeneck, par la comtesse de Forbach, épouse de Christian IV, duc de Deux-Ponts. Les Raspiller venus d’Abreschviller, en deviendront totalement propriétaires en 1803 et donneront à l’activité une nouvelle impulsion, en utilisant pour la première fois la houille à la place du charbon de bois. Cette évolution qui donne un verre plus épais, permet de fabriquer la bouteille de champagne et ouvre le débouché des vins effervescents. L’établissement de Schœneck  voit  arriver comme actionnaire un fondé de pouvoir de la verrerie de la Fenne (Sarre) qui prend la qualité d’associé. En plus des vitres, des verres et des bouteilles, cette verrerie artisanale élargit sa gamme aux bocaux de conserve et aux fioles d’apothicaire.

Une quatrième verrerie s’implante à Forbach en 1828 pour produire du verre à vitres, en concurrence avec Schœneck. Elle restera durant douze ans propriété de la famille Couturier, de Neunkirchen, qui passera le manche aux familles Bonvalot et Vallet et se lancera dans la tuilerie.


Si les quatre verreries de Forbach suivent avec succès le passage du bois au charbon, elles n’auront pas la capacité d’investissement nécessaire quand les nouvelles et coûteuses technologies du début du XXe siècle révolutionnent la technique verrière. Sans oublier qu’à la suite de la défaite de 1870 et du rattachement de la région au Reich pour près d’un demi-siècle, une frontière sépare les verreries mosellanes du marché français, tandis que s’accentue la rude concurrence allemande.

« Les progrès techniques écraseront la verrerie artisanale » conclut Emile Yax, rappelant que «-la soude industrielle remplace la potasse végétale dès le début du XIXe ». Dieuze fabrique la soude chimique. La soudière de Sarralbe, en 1913, développe un procédé plus performant. C’est aussi à Sarralbe que se situe la première cokerie de Lorraine (« et non pas à Carling »…). Une nouvelle révolution avec la verrerie au gaz de cokerie à récupération de la chaleur, extraordinaire en termes de gain énergétique, marque le début d’une concentration industrielle sur les bassins charbonniers. L’artisan verrier du Warndt français a vécu

Un siècle plus tard, c’est sur le gazoduc lorrain en provenance de Russie que s’implantera une grande usine de verre plat en Moselle-Est. On change complètement de dimension avec la venue de Pilkington, le leader mondial du verre plat
le float pour l'automobile et le bâtiment, et d'Interpane, un des grands transformateurs européens.

Réalisée à Seingbouse, sur 43 hectares de la zone d'activités de la communauté de communes de Freyming-Merlebach, cette implantation  aura bénéficié pour son démarrage en 2001 dans une conjoncture difficile, de 18 millions d’euros d’aide de la part des pouvoirs publics et de la Sofirem, filiale financière de Charbonnages de France, pour un investissement d’environ 168 millions d’euros.

Entre temps, le groupe suisse Interpane Glass Industrie AG a repris le contrôle de l'ensemble des installations dont la capacité annuelle est de 250 000 tonnes de verre flotté. Le site produit du verre plat et des vitrages feuilletés de sécurité. Il est également dédié à la fabrication de vitrages à couches tendres, ainsi que de vitrages isolants haute technologie. La production s’élève à environ 10 millions de mètres carrés par an.

Plus aucune trace des anciennes verreries du Warndt, si ce n’est l’appellation des lieux-dits, tels que les quartiers de Vieille-Verrerie à Petite-Rosselle (de même que Potaschbronn sur une feuille cadastrale rosselloise) et Verrerie-Sophie à Stiring-Wendel.

Envers et contre tout.



S.P.


Vient de paraître :
Chroniques  de Forbach et sa région, revue éditée par le Cercle "Die  Furbacher" (116 p., richement documentées et illustrées). Un des thèmes dominants de ce 3e numéro concerne les verreries de Forbach et sa région, du XVIe au XXe siècles.
En vente à l'Office de tourisme de Forbach.


Liens externes :
- Office de tourisme du Pays de Forbach
- Glas- & Heimat-Museum Warndt
- GR-Atlas, l'atlas interactif de la "Grande Région"
- Centre international d'art verrier de Meisenthal
- Les ancêtres d'Eisenhower, bûcherons et potassiers



 




L'emblématique bouteille de Maggi
fabriquée dans le Warndt sarrois
et des bocaux de la Fenne/Saarglas © dr


vendredi 16 novembre 2012

DITES-NOUS POURQUOI...

Forbach honore le “Royal Deux-Ponts”



Glorieux régiment créé à Zweibrücken (Palatinat) pour servir la France, le “Royal Deux-Ponts” embarqua pour l’Amérique du Nord en 1780, avec le corps expéditionnaire du lieutenant général  de Rochambeau lors de la guerre d’indépendance des États-Unis.  Sa conduite héroïque  a été présentée par Raymond Engelbreit, devant les membres du Cercle d’histoire locale de Forbach et sa région (“Die Furbacher”). Trois questions à l’auteur.





Des deux côtés de l'Atlantique, une même ferveur pour perpétuer
le souvenir du “Royal Deux-Ponts” : drapeaux et uniformes
bleu et or du régiment, lors du 225e anniversaire de
la bataille de Yorktown, Virginie, en 2006. La délégation française était
conduite par le Colonel André Mudler, président de l'amicale
Royal Deux-Ponts/99e et 299e R.I. basée à Lyon,
dernière garnison de l'héritier du Royal Deux-Ponts.




-  Quel rapport faut-il voir entre Forbach et le “Royal Deux-Ponts” ?

Raymond Engelbreit : C’est  le vicomte Guillaume de Forbach qui apporta au roi de France Louis XVI la signature de la reddition des Anglais, à l’issue de la guerre d’indépendance américaine.  Ce qui permit à la France de reconnaître l’avènement des États-Unis d’Amérique.

Certains pensent que s’intéresser à l’histoire locale est vieux jeu. Ils ont tort. Nos racines montrent souvent que notre région d’Alsace-Lorraine a mêlé son nom aux plus belles épopées de la Vieille Europe et du Nouveau Monde. Et nous pouvons en être fiers.

Une de ces pages a été écrite par le “Royal Deux-Ponts”, un régiment de soldats frontaliers, presque tous bilingues, qui ont forcé l’admiration des Américains. Le 18 octobre 1781, ils ont été les artisans de la victoire de Yorktown, décisive pour l’indépendance américaine.


À leur tête, il y avait les fils de la comtesse Marianne Camasse de Forbach, le comte Christian et le vicomte Guillaume de Forbach  Deux-Ponts. 

Depuis cette victoire, une amitié indestructible unit les Américains à la France -  amitié que sont venus sceller cette année à Forbach, une quarantaine de citoyens américains, descendants de ces alsaciens et mosellans  ayant combattu à Yorktown.



-  Le duc de Deux-Ponts Christian IV eut le coup de foudre pour Marianne Camasse lorsqu’il la vit danser sur la scène de l’opéra de Mannheim. Lui était prince et protestant, elle roturière et catholique. Voulez-vous esquisser rapidement ce qu’il advint de ce conte de fée…

Raymond Engelbreit : Marianne et Christian ont eu 3 enfants nés hors mariage : Christian né en 1752, Guillaume en 1754,  et Caroline en 1756.  Ils n’eurent aucun droit à la succession du duché. Mais Christian IV, duc de Deux-Ponts, mit tout en œuvre pour garantir des ressources suffisantes à Marianne et à ses enfants. Il acheta la moitié du comté de Forbach à Marianne ainsi que le château construit par Stralenheim (aujourd’hui château Barrabino).


Marianne fut anoblie et devint comtesse de Forbach. Christian IV abjura  la religion protestante et leur mariage officiel  eut lieu en 1757, à Deux-Ponts. 

Comme Christian IV avait les faveurs de la Pompadour, il effectua des séjours fréquents à Versailles. Marianne, jalouse, lui reprocha alors ses absences prolongées. Le duc décida donc  de l’introduire à la cour. Ils logeaient rue Royale à l’Hôtel Deux-Ponts.

Marianne était dame de palais de la reine Marie Leszczyńska, épouse de Louis XV. Elle entretint des relations avec les célébrités à la mode : le conteur Grimm, le musicien Glück, Diderot, l’abbé Fréron. Elle se lia d’amitié avec Benjamin Franklin. 

En 1774, Louis XV meurt à Versailles de la petite vérole.  Christian est très affecté.  Le couple se retire à  Zweibrücken.  Puis c’est le fatal et imprévisible accident de chasse : le duc court un gros cerf.  La bête se retourne vers les chasseurs, s’élance vers lui et l’éventre.  C’est son neveu Karl August qui lui succédera  à la tête du duché.  Marianne se retirera  à Forbach.





La comtesse de Forbach entourée de ses deux fils.
Le duc de Deux-Ponts n'est pas présent lors de
la réalisation du tableau. Il est néanmoins introduit dans la scène
par le truchement d'un portrait que présente
un personnage au fond, à droite.
Œuvre de J. Christian von  Mannlich.



  
- Revenons au “Royal Deux-Ponts”. Quel fut le principal fait d’armes de ces Lorrains, Alsaciens, Palatins et Bavarois sur le sol américain ?

Raymond Engelbreit : Guillaume, vicomte de Forbach Deux-Ponts, dans ses mémoires “Mes campagnes d’Amérique” a laissé une relation détaillée de la prise de la redoute 9 et des 120 défenseurs britanniques et hessois, à Yorktown, par le Royal Deux-Ponts et le Gâtinais.

L’opération était synchronisée avec celle des Américains de La Fayette contre la redoute 10 et devait débuter à un signal convenu : le soir à 6 h 30, après un silence d’un quart d’heure de toutes les batteries,  après  deux coups de bombes et d’obus de la première parallèle.

Une section de pionniers équipés d’échelles, de fascines et de haches, ouvrait la voie à la colonne, les plus anciens ayant le privilège de marcher en tête. Il y eut 15 morts et 77 blessés chez les attaquants, 18 tués et 50 prisonniers parmi les défenseurs hessois et britanniques. Le lieutenant-colonel Lestrade du Gâtinais fut grièvement blessé et Guillaume reçut  une projection de gravier au visage.

Cette opération  amena la capitulation de Cornwallis (et donc des Anglais) et la reconnaissance de l’indépendance américaine. Ce que nos compatriotes avaient accompli était décisif et géant. Sans Forbach et le Royal Deux-Ponts, sans le Gâtinais, l’histoire des États-Unis d’Amérique aurait sans doute suivi un autre cours.

Reste cependant un petit problème. De nos jours ce sont surtout les habitants de Zweibrücken qui revendiquent cette contribution, sans doute pour effacer l’image pas très glorieuse des Hessois qui combattaient aux côtés des Britanniques. Or le régiment était français, financé et mandaté par la France, et de plus, commandé par des « Furbacher ».

Il est bienvenu d’exprimer de temps à autre notre fierté,  et sans esprit polémique, de contrer ce détournement systématique de mémoire.




Raymond Engelbreit  enseignant retraité
 propos recueillis par Sylvain Post 






Cliquer sur l'image pour l'agrandir

Une quarantaine de citoyens américains, descendants
des alsaciens et mosellans ayant combattu à Yorktown
ont été accueillis à Forbach, le 25 avril 2012,
par le cercle d'histoire “Die Furbacher” .


lundi 1 octobre 2012

ŒUVRES D'ART EN CONGÉ CHARBONNIER

Garry sauvé de l'oubli


Quand une enquête sur le patrimoine minier prend des allures de révélation : tout le monde semble avoir oublié l’origine de l’étonnante fresque de l’ancien siège des charbonnages de Faulquemont. Devenu propriétaire des murs, le centre de formation des travaux publics sait désormais qu’il veille sur une signature de renom, celle de Charley Garry. L’artiste est l’auteur de décors classés de la brasserie Lipp, à Paris. Mais il est surtout connu comme peintre du french can-can, dans le sillage de Toulouse-Lautrec. 







Que penser de l’inquiétante banalisation de la fresque minière en cinq volets qui décore le hall développé sur trois niveaux du centre de formation des travaux publics Raymond-Bard, sur l’ancien carreau du siège de Faulquemont des Houillères du Bassin de Lorraine ?  Personne, au moment de la cession du bâtiment des HBL, n’a fait grand cas de ces peintures murales. À tel point qu’aujourd’hui, un haussement d’épaules  général répond à la question de savoir qui les a créées et à quelle époque.

Patience et opiniâtreté ont payé. Dès lors que nous avons pu authentifier la signature de Charley Garry, l’auteur des cinq tableaux, notre enquête les a fait  repasser de l’ombre à la lumière. Le centre Raymond-Bard s’est montré sensible à cette démarche, une attitude déterminante car «-charbonnier est maître chez lui-». En clair, comme propriétaire des lieux il pouvait souverainement abonder dans ce sens ou laisser choir.

Faire cohabiter ces œuvres avec l’activité d’un établissement ouvert au public est indéniablement un défi.  Outre l’administration du centre de formation, le bâtiment comprend un restaurant, cinquante huit chambres destinées aux stagiaires résidents et un centre de médecine du travail. Tout le contraire d’un désert ouvert au vandalisme. On peut donc se réjouir de la protection passive que le centre Raymond-Bard, créé par les quatre fédérations départementales du BTP de Lorraine, assure à l’œuvre de Charley Garry. Si Romuald Karmann, directeur du centre Raymond-Bard, se consacre entièrement à la formation des stagiaires à la conduite de tous  types d’engins de travaux publics sur les 55 hectares adjacents, il s’oblige aussi à gérer les lieux “en bon père de famille” et à garder un œil sur les fresques. Conservateur malgré lui.

Charley Garry (1891-1973) a été élève voire enseignant à l’Ecole des Beaux-arts de Paris, d’après le registre matricule des peintres-sculpteurs de l’école, période1894-1925.  Il a été le disciple de Gabriel Ferrier, de François Flameng et de Jules Adler. Flameng a réalisé, en 1897, le premier billet de 1 000 francs imprimé en quatre couleurs par la Banque de France, mais jamais émis.

Garry est connu pour avoir décoré de scènes africaines les plafonds de la brasserie Lipp, classé par les Monuments historiques, dans le sixième arrondissement. Verlaine, Proust, Gide, Saint-Exupéry, Hemingway, Camus et Malraux ont fréquenté l'endroit.  À partir de cet exemple, on est tenté de croire que Garry a mis ses pas dans ceux de Gabriel Ferrier, lequel a participé au riche décor de la salle des fêtes de l’hôtel de ville de Paris. Notre homme est également référencé au musée des Arts premiers, quai Branly qui conserve une de ses œuvres : une scène de marché à Brazzaville.

Mais il a surtout présenté dans les salons parisiens « de provocants tableaux de femmes qui ont pour titre : Brise, Jazz, Tango, La Combinaison noire, Volupté, Intimité, Eve »  fait remarquer Lynne Thornton dans son livre “ Les Africanistes, peintres voyageurs : 1860-1960 ” (ARC Edition). Garry l’Africain,  lauréat du prix de l’Afrique équatoriale française  en 1921, a subi la critique pour ses toiles qualifiées de libertines.



Nuits parisiennes



Le marché de l’art ne s’embarrasse pas de ces jugements pudibonds. Sous la signature de Garry, les tableaux de french can-can, danse considérée comme licencieuse à l’époque, ont fait le bonheur de collectionneurs friands de clichés du Paris by night, de frou-frou et de belles gambettes.  En témoigne aujourd’hui la présence de dizaines de ses toiles dans les ventes aux enchères organisées par les plus grandes maisons internationales.

En mai 2012, une scène de french can-can a été mise à prix à 600 euros sur la Côte d’Azur, alors que trois œuvres inspirées du music-hall  étaient proposées au même prix unitaire à Düsseldorf, deux mois plus tôt. Un expert parisien vient d’estimer à 800 euros un tableau évoquant un voyage en train en Bretagne. Cependant, ce sont les tableaux dédiés à  la vie nocturne parisienne qui l’emportent, avec des prix de départ  de 1 000 euros pour des ballerines, 2 000 mille pour un couple dansant.  Outre-Atlantique, dans le Massachusetts, une composition de 1927, réunissant une chanteuse de cabaret aux seins nus et un joueur de jazz,  figure au catalogue en 2006, avec une cote de 8 000 dollars…

L’occasion s’est présentée à Charley (son nom d’artiste vient de la contraction de Charles-Achille Garry… “Charles A.” prononcé à l’américaine) de réaliser une commande pour les charbonnages de Faulquemont. Inhabituelle pour lui. Car il lui faudra mettre en scène l’abattage du charbon au pic, l’ouvrier au marteau-piqueur, la cribleuse. Sur ce dernier thème Garry est à l’aise. Il n’a pas son pareil pour peindre les femmes dans le style glamour, d’où l’étonnante mise en beauté de l’ouvrière, aux lèvres carmin, occupée à trier le charbon provenant de la remonte.
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Lorsque le pinceau se mesure à l’image du père protecteur  attendri par ses deux bambins, l’intention ne fait aucun doute sur la portée idéologique du message : les houillères nourrissent, protègent, soignent, éduquent… Plus époustouflante, l’allégorie de la  “tête”  de la compagnie minière – le head management diraient les anglo-saxons – qui fait correspondre le job des dirigeants à un intense remue-méninge.  Elle cristallise une gamme de sentiments relatifs à la philosophie d’une entreprise hiérarchisée de la tête aux pieds.

Le sommet de la série des cinq compositions de Charley Garry est atteint au plafond, avec l’héroïsation des “gueules noires ”  qui fait penser au stakhanovisme des années trente. L’ouvrier des ténèbres dans une posture olympique, muscles bandés, le regard droit comme un pic, arrache au massif le charbon dont la prospérité nationale a besoin. Comme le mineur Alekseï Stakhanov qui, dans la nuit du 30 au 31 août 1935, aurait extrait 102 tonnes de charbon en six heures, soit environ quatorze fois le quota demandé à chaque ouvrier... Le peintre libère sa puissance créative. Un hymne au travail en sol mineur !



Chasse aux indices



Reste une énigme : à quelle époque la fresque a-t-elle été réalisée ? Les premières installations de Faulquemont  datent de 1933-34, années au cours desquelles une lampe électrique portative proche du modèle choisi par le peintre était en service. L’artiste a donc pu intervenir dès l’achèvement du bâtiment. Cette supposition rend sceptique un interlocuteur, fondu de culture minière : « Les contours de la lampe ne me permettent pas d’identifier cette dernière. Le marteau piqueur est un modèle tardif voire contemporain ». Il lui semble que « dans les années 1930-1940, ces outils avaient un tout autre design… ». S’il dit vrai, les œuvres seraient postérieures à 1940.

Que le mineur soit coiffé d’une “barrette” n’ébranle pas cette hypothèse car le casque en cuir bouilli n’a été remplacé par le casque en résine ou en plastique qu’à l’aube de la décennie 1950. En revanche, la barrette a évolué pour être dotée d’une lampe. Celle du tableau en est démunie, un détail qui commencerait à faire reculer le curseur…

En première conclusion, on a donc une fourchette de quinze ans dans laquelle situer les origines de la fresque : 1935-1950.

Revenons à la belle cribleuse. « Elle semble italienne : sicilienne ou sarde, issue de la première vague d’immigration qui remonte à 1947, après l’ère mussolinienne ou à celle de 1956…». Débarrassé du moindre doute, l’auteur de cette phrase expédie le curseur dans l’après-guerre. Pardon de le contrarier : la mine des années 30 en Lorraine, contenait  déjà toute l’Europe, excepté l’Anglais. Pierre Hamp écrit en 1932, que 800 enfants fréquentent l’école de Merlebach « dont un tiers Polonais, un tiers Français-Lorrains et un tiers de dix autres nations : Tchèques, Slovaques, Yougoslaves, Allemands, Italiens, Roumains, Belges, Autrichiens, Russes, Suisses ». [ “La France travaille – Les Mineurs”, Pierre Hamp, Ed. des Horizons de France, 1932. Paris ]. Alors, de deux choses l’une : ou Charley Garry a été conquis dans les années trente par le charme italien rencontré dans le bassin houiller lorrain, ou sa fréquentation des nanas du music-hall parisien a eu son effet vingt ans plus tard…

Déroutant, aussi, le tableau de la « tête pensante » présente moins de parenté avec l’Art déco qu’avec le  style d’un Mœbius, l’auteur de bande-dessinée de science-fiction, né en 1938, décédé en 2012. L’intemporalité de l’œuvre brouille les repères et elle aurait tendance à la rajeunir. Au contraire, la date s’éloigne une fois de plus avec l’ouvrier vêtu seulement d’un pagne, abattant le charbon au pic à deux pointes. Ne rappelle-t-il pas les images de Tarzan, personnage de fiction créé par Edgar Rice Burroughs en 1912, publiées pour la première fois en France en 1926 ? C’est plus convaincant. Et à tout prendre, la balance pencherait pour les années de l’enfant sauvage !

Le marteau-piqueur va-t-il parler ? D’emploi généralisé dans les mines à partir de 1925, il a été introduit plus tardivement dans certaines exploitations.  Le modèle retenu par Garry à Faulquemont n’est pas équipé du système de pulvérisation d’eau, seul l’air comprimé est raccordé, comme c’est souvent le cas pour un outil soulevé à bout de bras. Tel que l’artiste présente le piqueur, celui-ci s’expose à l’inhalation des particules minérales et à une maladie pulmonaire irréversible : la silicose. Celle-ci  a frappé les mineurs de charbon à partir des années 1925 lors de la généralisation des machines d'extraction (marteaux-piqueurs puis haveuses), sans que soit, dans un premier temps, recherchée la neutralisation des poussières.

Passe encore que cette vision soit immortalisée en 1935, mais la même présentation en 1950 serait à l’opposé des préoccupations de l’entreprise engagée dans des campagnes de prévention, cinq ans après la définition des critères de la prise en charge de la silicose comme maladie professionnelle, par un texte officiel de 1945. On pourrait en déduire que la vue d’artiste renvoie à une époque antérieure. Et pour le coup, le curseur reviendrait à sa position initiale, dans l’entre-deux-guerres.

Sur un registre purement matériel, toutefois, un de nos interlocuteurs fonde son jugement sur l’aspect plutôt moderne du marteau-piqueur, avec sa grande “aiguille”. Pas classique, d’après-lui, dans les mines de charbon.  Il défend  l’hypothèse des années 1950.

La littérature minière ne permet pas de départager ces options disparates : « Au début des années cinquante l’abattage au marteau-piqueur très répandu dans la profession (sauf en Lorraine) n’était sérieusement concurrencé dans le Centre-Midi que par le tir que l’on tentera parfois de conjuguer au havage (Carmaux). La Provence, à Meyreuil, encore vouée au pic à main, songeait à essayer un scraper-rabot récemment apparu en Allemagne et en Hollande (…) La grande innovation des années 50 en matière d’abattage en longue taille fut la naissance du rabotage en charbon de dureté modérée » [
Radiographie minière : 50 ans d’histoire des Charbonnages de France, Robert Cœuillet, Ed. L’Harmattan, 1997].

De ce point de vue, l’argument en faveur de l’après-guerre, certes relativisé par ce «sauf en Lorraine», reste défendable. Il est rejoint par l’avis d’un féru d’histoire de l’art : « En regardant ces tableaux, je pense aux peintres réalistes russes des années 1950-1960 ». Garry, sans trahir son style, aurait donc pu travailler dans cette veine.

Mais cette approche pose question : à la veille de l’apogée de Faulquemont l’état-major des houillères nationalisées aurait-il pu s’offrir l’extravagance d’une œuvre aussi passéiste ? Ces icônes correspondraient, dans ce cas, à une erreur d’appréciation manifeste, en rupture avec le profil du plus jeune et du plus technologique des bassins houillers de l’hexagone. Une vision hors de la réalité.



Rocambolesque



L’entreprise HBL paraît trop cartésienne pour avoir pu valider un contresens au cœur du XXe siècle, alors que Faulquemont, « le plus silicogène des sièges » de Lorraine, se battait pour faire progresser des « résultats techniques constamment au-dessous des autres » avec un charbon n’ayant « d’usage que thermique » [R. Cœuillet]. En effet, le rendement fond ne franchit les 2 000 kg qu’en 1960, dépassera 4 000 kg de 1964 à 1969, et établira son record à 4 656 kg en 1965. Mais certainement pas au pic et au marteau-piqueur !

Lorsqu’en 1960, le ministre de l’Industrie présente le plan d’assainissement qui conduira au repli des HBL sur son noyau dur, c’est-à-dire sur un nombre réduit de sièges, les résultats financiers découlant d’une situation aussi difficile justifieront «le choix de Faulquemont comme unité à fermer». Ceux qui le savaient étaient convaincus que seule la recherche obstinée de l’amélioration de la productivité pouvait donner l’espoir de durer encore un peu. Dans le contexte de la récession charbonnière, le recours à un artiste prestigieux pour le seul plaisir d’embellir les locaux de la direction, avec des images tournées vers le passé, aurait été perçu comme une décision rocambolesque à un moment où s’imposait un contrôle drastique des coûts.

Le bon sens conduirait ainsi à préférer  définitivement la période de l’entre-deux-guerres à celle des « trente glorieuses » pour la datation relative de l’œuvre de Garry.
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Mettons fin au suspense. Pour lever  l’incertitude, alors qu’aucune des personnes interrogées n’était en capacité d’avancer une date de création pour la fresque, certains faisant même le grand écart entre l’avènement des charbonnages de Faulquemont et les prémices de la crise de 1961, rendez-vous est pris au Centre des archives industrielles et techniques de la Moselle, à Saint-Avold/Jeanne d’Arc. Sous l’égide du conseil général, c’est désormais le haut-lieu de la mémoire non seulement du charbon, mais aussi de la sidérurgie et de l’industrie du verre et du cristal.  Mais force est de constater que le fonds de la compagnie minière de Faulquemont-Folschviller (antérieure à la nationalisation de 1946) est lacunaire. Il concerne uniquement le personnel.

Sébastien Mellard, responsable du centre, déniche cependant une pépite, sous la forme d’une fragile reliure intitulée : “Les Charbonnages de Faulquemont / Léon-Joseph Madeline”. Il s’agit d’un manifeste rédigé par trois étudiants de l’Ecole d’Architecture de Nancy (Castronovo, Dupont et Gaillot), avec l’appui de l’agence d’urbanisme de la Moselle, dans le cadre d’une campagne de sauvegarde du carreau de Faulquemont  présenté comme un joyau architectural réunissant dans un enclos tous les bâtiments et les installations nécessaires à l’exploitation de la mine. 

« Il s’agit à vrai dire d’un cas tout à fait exceptionnel, celui d’un charbonnage très important créé de toutes pièces sur un gisement nouveau  (…) On a donc fait des installations grandioses et, ce qui est mieux encore, on les a voulues esthétiques ». C’est l’opinion d’un collectif de 70 architectes – parmi lesquels Jean Nouvel –  sociologues, historiens, géographes, professeurs et  enseignants-chercheurs, de Paris, Metz, Nancy, Strasbourg, Grenoble, Marseille, Bourges, Francfort, New York, mobilisés pour sauver l’œuvre de Madeline. 

Le dynamitage répondra à la démarche des signataires.  Les chevalements, la centrale électrique, dont le caractère architectural est souligné dans le manifeste, sont rayés de la carte lors de l’opération table-rase engagée par l’établissement public, avec l’approbation plus ou moins avouée des élus locaux ! Ainsi se trouve anéanti le caractère global d’une composition tout à fait classique qui reprenait par certains points le mode d’organisation des salines d’Arc-et-Senans de Ledoux. La maison du directeur, ici, n’était pas au centre de l’ensemble, mais placée de façon à “contrôler” les différents voies du carreau.



Rendez-vous chez Lipp



Qui est Léon-Joseph Madeline ? Un architecte parisien, sorti de l’école des Beaux-arts en 1921, auteur d’importants immeubles de rapport au cœur de la Capitale et des plans d’une cité-jardin. C’est peut-être la première fois qu’un grand charbonnage confie à un architecte l’entière direction des constructions nécessaires au fonctionnement d’un siège, en lui proposant de créer ex nihilo le site de Faulquemont. Les travaux préparatoires et de congélation des terrains pour le fonçage de deux puits  ayant commencé en 1930, le fonçage est lancé en 1933 et 1934. La construction du site est engagée concomitamment. Les deux remarquables chevalements de cinquante-six mètres de haut sont édifiés en 1936, dans une architecture représentative de l’entre-deux-guerres, en cohérence avec les autres ouvrages.

Avec sa longue façade rompue dans son axe par une haute tour, le majestueux bâtiment de direction « symétrique et d’une grande dignité, est le symbole de l’institution que sont les charbonnages » [Castronovo, Dupont et Gaillot]. Ainsi l’a voulu Madeline, né en 1891, la même année que Charley Garry. Les deux hommes se sont rencontrés. Car l’architecte industriel a dirigé, à Paris, l'aménagement de plusieurs brasseries, notamment en 1925, chez Lipp. Ces salles de style Art déco sont célèbres et on se souvient que chez Lipp, Garry a signé le décor des plafonds.

Le cahier des charges du siège de Faulquemont semble avoir intégré  la fresque de Garry dès les premiers coups de crayon de l’architecte. Madeline publie des articles sur Faulquemont dans les revues spécialisées « L’Architecture aujourd’hui » et « La Construction moderne » en 1935 et 1936. Voilà pour les dates qui nous causaient du tracas.

Garry meurt en 1973, un an avant que les molettes de Faulquemont ne s’arrêtent définitivement de tourner. Et Madeline quatre ans après lui. Sa réalisation à Faulquemont valut à Madeline d’être appelé à participer à la refonte du bassin houiller du Nord - Pas-de-Calais après la nationalisation de 1946, de devenir l’architecte en chef de la reconstruction de la Moselle et de participer à divers concours, y compris à l’étranger. Son itinéraire le conduisit à travailler pour EDF et pour la Compagnie générale des eaux. Cette dernière lui confia l’exécution l’une des plus grandes usines d’eau potable, à Choisy-le-Roi, qui fut pour l’époque la plus moderne.

Le temps de l’effacement ayant sonné, pouvons-nous être d’accord avec Le Corbusier  pour considérer que «
-l’architecture c’est, avec des matériaux bruts, établir des rapports émouvants-» ?

Sans émotion, en tout cas, le siège de Faulquemont a été en grande partie rasé. Subsiste, notamment, sa “tour de contrôle” pour donner le cap à une reconversion souhaitable et souhaitée. Dans ses murs, les décors que Charley Garry a laissés derrière lui scintillent dans le passé minier pour lui survivre. Sa fresque mérite plus qu’un regard furtif. Il est urgent de prendre conscience de sa nécessaire protection. Car  elle risque, petit à petit, de disparaître sous les outrages du temps. La voilà au moins sauvée de l’oubli.



Sylvain Post  journaliste honoraire & auteur
avec Serge Kottmann  passeur de mémoire




Remerciements à Sébastien Mellard, pour son accueil
au centre des Archives industrielles et techniques de la Moselle,
à Romuald Karmann, directeur du Centre Raymond-Bard
et à Alain Meier pour ses indications.

Publié le 14 septembre 2012
Mis à jour le 1er octobre 2012



Garry et le french can-can. Cliquez sur l’icône de la vidéo









vendredi 7 septembre 2012

CULTURE MINIÈRE

Raoul Briquet, tribun du casse-croûte


Voici la double origine du mot “briquet”, le nom donné indifféremment au casse-croûte du mineur et à la pause sur le tas. Et comment les compagnies minières ont été amenées à l’inclure dans le temps de travail effectif …


 
© Charbonnages de France/Audiovisuel




Le temps d’une pause, voilà  l’histoire du “briquet”. Je la raconte à ma manière, avec le risque d’être contredit,  car une tranche de légende s’est glissée dans le casse-croûte du mineur. Mais finalement, personne ne m’en voudra : pour le prix d’une version, en voici deux…

Sur les blogs très actifs de mes amis Ch’tis, les propos sont chaleureux à l’égard de feu Raoul Briquet, député socialiste de la deuxième circonscription d’Arras. Ils sont prompts à lui attribuer la paternité du mot briquet parce qu'il a obtenu du gouvernement que soit imposée aux compagnies minières une
pause casse-croûte payée sur le temps de travail.

La paternité du nom se discute, mais le fait d’avoir eu gain de cause a valu son heure de gloire au député Briquet. Sa victoire est venue conforter l’appellation donnée par les mineurs à ces vingt minutes de répit, qui leur permettaient de reprendre des forces ! L'épisode, en tout cas, apporte de la saveur à la tradition minière...

Car le casse-croûte du mineur a une connotation particulière, quel que soit le bassin minier. Mineur à Merlebach, mon père, au retour du poste du matin, rapportait systématiquement un bout de pain qui avait pris le goût de la mine, pas franchement désagréable. C’était un bout de pain mis de côté pour le cas où le poste subirait une prolongation. Je n’ai jamais vu mes parents jeter du pain. S’il en restait, c’était pour les lapins. Chargé de le leur apporter, je me surprenais à grignoter ce quignon en cours de chemin, l’imagination vagabonde… Comme pour entrer en communion avec la mine dont ce bout de pain sec  me transmettait le goût.
 
J’appris bien plus tard, que tous les gosses de mineurs faisaient de même, guettant chaque jour la musette du père : dans le Nord, terre de colombophilie, on appelait “pain d’alouette” ce restant de casse-croûte imprégné du mystère de la mine. En Lorraine charbonnière, c’était le “Haasebrot”, le pain des lapins, en francique rhénan, la langue du porion mosellan.
 
Le souci de l’épouse était de disposer toujours d’un pain de trois livres (le “Dreipenner” en Moselle, qui permettait de faire de belles tranches), de lard, de pâté et surtout de la très populaire saucisse de viande ficelée en rond appelée “Lyonner”  (prononcez : “Lyona”). On alternait avec les incontournables  saucisses à tartiner, “Schmeerwurcht” et  “Lewerwurcht” ou encore avec le lard grillé et les tartines de saindoux.
 
Certains préféraient les sardines, les pilchards, le thon ou les rollmops. Fromage et fruits du verger complétaient le contenu de la musette appelée “Hawersack” (littéralement : “sac d’avoine”, par analogie avec le sac fixé à l’encolure des chevaux, contenant une ration de fourrage). Il ne fallait surtout pas oublier la gourde en alu (“Kafféblech” en Moselle, “boutlot” dans le Nord), remplie de café très allongé, ou selon le cas, d’un mélange de café, de chicorée et de malt torréfié.
 
Après cette digression − qui nous aura appris au passage que “le briquet”  du Nord-Pas-de-Calais et de Lorraine s’appelait “le pain”  à Montceau-les-Mines et “le cabas” à La Mure, dans l’Isère − revenons à Raoul Briquet. 


Né en 1875 à Douai (Nord), tué pendant la première guerre mondiale, en 1917, lors de l’explosion d’une bombe à retardement déposée par l'ennemi dans la salle d'honneur de l'hôtel de ville de Bapaume (Pas-de-Calais), il fut député de 1910 à 1917.

Avocat, docteur en droit, juriste distingué, Raoul Briquet, inscrit très jeune au parti socialiste S.F.I.O., fut choisi comme conseiller par le syndicat des mineurs du Pas-de-Calais. Spécialiste du droit ouvrier, il fut présenté par M. Raoul Jay, professeur à la Faculté de droit de Paris, au Collège libre des sciences sociales où il entra comme professeur.

En 1902-1903, il y traita “La formation du droit ouvrier” et en 1911-1912, développa “La crise et les tendances du droit ouvrier”: le code du travail; sources et conflits du droit ouvrier; la lutte contre le paternalisme; le syndicalisme et l'ordre public; la protection et l'organisation du travail; l'assurance sociale ; l'actionnariat ouvrier et le pacifisme social ; producteurs et consommateurs, la coopération ; conceptions juridiques nouvelles; l'avenir du droit ouvrier et le socialisme.
 
Comme député, il se fit entendre à différentes reprises à la tribune, sur les sujets qui étaient de sa compétence ou intimement liés à ses convictions.
 
L’histoire voudrait donc que l’on donnât son nom au “briquet”. Seul ennui : Emile Zola avait déjà utilisé ce terme dans « Germinal » en 1885, dans le passage suivant :
« Devant le buffet ouvert, Catherine réfléchissait. Il ne restait qu’un bout de pain, du fromage blanc en suffisance, mais à peine une lichette de beurre ; et il s’agissait de faire les tartines pour eux quatre. Enfin, elle se décida, coupa les tranches, en prit une qu’elle couvrit de fromage, en frotta une autre de beurre, puis les colla ensemble: c’était le « briquet », la double tartine emportée chaque matin à la fosse. Bientôt, les quatre briquets furent en rang sur la table, répartis avec une sévère justice, depuis le gros du père jusqu’au petit de Jeanlin ».

Il faut donc admettre, sans faire injure à l’honorable parlementaire, que le nom donné au casse-croûte du mineur pût avoir une autre origine. Pour certains, le mot “briquet” remonterait aux années 1800 et proviendrait d'un surnom de boulanger : briquet serait un pain court en forme de brique.  Cette version expliquerait l’emploi qu’en fit Zola, alors que Raoul Briquet avait à peine 10 ans !
 
L’auteure Marianne Haas-Heckel, dans un recensement systématique des mots français d’origine francique relevés en 2007 dans le Dictionnaire Robert de la langue française et dans le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey, note que les termes  “briche” et “brike” en vieux français, qui avaient cours avant le XVIe siècle : «manger des briques (des miettes), n’avoir rien à manger»,  sont à rapprocher de l’ancien francique “brëchen” (en allemand “(zer)brechen”  ).
À Sarreguemines, “brèsche” s’emploie encore pour “briser”, “casser en morceaux”.

La spécialiste du francique rhénan considère que l’allemand “Brocken” (morceau, bouchée, fragment…) est un substantif proche de briquet. Pour d’autres, le mot “brique” provient du néerlandais et signifie “morceau”… « Un briquet, c’est donc "un petit morceau", disent les tenants de cette définition. D’où les sens dérivés : “briquet” qui désigne aussi un chien de chasse de petite taille ou encore un sabre à lame courte utilisé dans l'infanterie napoléonienne, le sabre briquet ».

Comme Marianne Heckel-Haas, les mêmes nous renvoient à l’anglais “to break” et  à l’allemand “brechen”, qui signifie rompre ou briser.
 
Sans être iconoclaste, “briser” me va très bien comme  synonyme de “faire briquet”. Car la pause dans certaines branches d’activité professionnelle se nomme “la brisure”.
 
«La qualification juridique de la brisure, ai-je lu dans une convention collective à propos de la pause, dépend des modalités de prise de celle-ci. Ainsi, lorsque cette brisure est incluse dans l'amplitude journalière de travail, elle constitue du temps de travail effectif. A l'inverse, cette brisure incluse dans l'amplitude journalière de travail est exclue du temps de travail effectif lorsque les salariés peuvent quitter le lieu d'exercice du pouvoir hiérarchique de l'employeur, pendant cette brisure».
 
Certes, le briquet existait avant le député Briquet. Mais comment le parlementaire aurait-il pu défendre le casse-croûte du mineur, sinon sous son patronyme : où est le problème ? Et si, à présent, on faisait “un break ”… 


Sylvain Post  journaliste honoraire & auteur