mercredi 17 avril 2013

LANGUES RÉGIONALES # SARRE



In Saarlouis hört man parler français



Le festival du Platt bat son plein en Moselle-Est. L’occasion de s’intéresser au dialecte de Sarrelouis « la capitale secrète du Land Sarre », qui offre un bel exemple de tricotage linguistique allemand-francique-français. Un code-switching vieux comme les fortifications de Vauban… et à la fois empreint de modernité. Immersion.







La devise adoptée par Sarrelouis pour asseoir sa réputation de ville agréable à vivre se veut concise et frappante : « Pure Lebensfreude ! ». Si ce dernier mot, dans la langue de Goethe, signifie « joie de vivre », l’adjectif « pure » appartient à celle de Molière et se traduirait par «-reine-». Mais la petite phrase vantant les charmes de ce chef-lieu d’environ 38 000 habitants, plus de 215 000 pour son district, les Sarrelouisiens l’ont voulue ainsi : moitié en français, moitié en allemand. Notez bien que l’épithète peut passer pour un anglicisme sans nuire au sens de la formule. Dans l’air du temps. La ville fortifiée de Sarrelouis associe aujourd’hui parfaitement la tradition et la modernité, la technique et l’innovation. Les habitants et les hôtes affectionnent  l’atmosphère de « la capitale secrète du Land de Sarre », et plus particulièrement la vieille ville, avec la maison natale du maréchal Ney et les casemates où l’on “se fait une terrasse” dès que la météo se met de la partie.

L’histoire de Sarrelouis est connue. Le Roi-Soleil, l'année suivant le traité de Nimègue (1678) qui rattacha la Lorraine à la France et mit fin à la Guerre de Hollande, ordonna le démantèlement de la petite ville de Vaudrevange (duché de Lorraine) et, avec le matériel fourni par les remparts de l'ancienne capitale du bailliage d'Allemagne, ruinée par les Suédois, l’édification de la nouvelle ville-forteresse de « Saarlouis ». Elle sera construite d’après les plans de Vauban, par des soldats du régiment de Beaumarais et du régiment de Picardie. Encore aujourd'hui, deux quartiers de Sarrelouis sont ainsi nommés Beaumarais et Picard. Ce n'est qu’à partir du second traité de Paris (20 novembre 1815), après la défaite de Waterloo et la seconde abdication de Napoléon, que Sarrelouis et son petit pays furent rattachés politiquement à la Prusse. « Ein Franzosen Nest », un nid de Français, selon les nouveaux maîtres.

La souveraineté française partie, l’héritage est resté. Aujourd’hui, « se balancer » se traduit par «-balunschen-» [dérivé de balançoire] en dialecte sarrelouisien, et non pas « schaukeln », son équivalent en allemand standard… C’est dire que le parler local continue de raconter l’histoire de cette ancienne enclave française.

« Le dialecte lorrain parlé sur la Sarre moyenne, donc aussi à Sarrelouis, est du franc mosellan (Moselfränkisch) qui a subi, venues de l'est, quelques influences d'un autre idiome germanique, l'alémanique, qui est aussi encore parlé en Alsace depuis Haguenau au nord jusqu'à la frontière suisse au sud de Mulhouse » analyse Pierre-Emile Kiffer, membre correspondant de l’Académie nationale de Metz, dans le numéro 7 des « Cahiers sarrois » paru en 1933. Le dialecte de la région sarrelouisienne, écrit-il (1), appartient aux groupes des dialectes parlés dans la partie nord-est du département de la Moselle de Sierck à Forbach. Il est le même dialecte que celui de Bouzonville et de la région frontière à l'est de cette petite ville ».

Des relations étroites existaient, jadis, d'abord entre Bouzonville et Vaudrevange, siège du bailliage lorrain d'Allemagne, ensuite entre Bouzonville et Sarrelouis qui prit la succession de Vaudrevange. « On se rappellera ici que la plupart des habitants de l'ancien Vaudrevange vinrent peupler la ville de Sarrelouis nouvellement créée. Par décret de l'Assemblée constituante de l'année 1790, le canton de Bouzonville appartenait au district (arrondissement) de Sarrelouis et le siège du tribunal de ce district était Bouzonville. Jusqu’en 1815, le canton de Bouzonville comprenait vers l'est, dans la direction de Sarrelouis, des villages qui ne sont devenus prussiens qu'en 1815, avec Sarrelouis, tels que (…) Leyding, aujourd'hui Leidingen, et Ittersdorf ».


Une influence française plus forte qu’ailleurs


Il va de soi que le dialecte sarrelouisien n'a pu échapper à l'influence de la langue française, pas plus que tous les autres dialectes germaniques de la Lorraine. « Mais cette influence sur le dialecte de Sarrelouis, souligne Pierre-Emile Kiffer, a été forcément plus intense et plus complète qu'ailleurs. La ville-forteresse de Sarrelouis a toujours eu une nombreuse garnison presque entièrement composée d'officiers et de soldats qui ne parlaient que le français; et beaucoup de fonctionnaires et de commerçants, venus de France, ne parlaient aussi que le français. 

La langue française et son influence sur le dialecte ne disparurent pas avec l'annexion de Sarrelouis par la Prusse. Encore à la fin de l'année 1827, M. Leinen, receveur de la fabrique de l'église Saint-Louis à Sarrelouis, rédigeait ses actes officiels en langue française. Il est vrai que l'histoire de Sarrelouis par Georges Baltzer parut en 1865 à Sarrelouis en langue allemande; mais les deux dernières œuvres de cet auteur qui parurent au Canada et qui furent distribuées aux Sarrelouisiens, mais pas aux non-Sarrelouisiens, sont en langue française. Il est un fait que les Sarrelouisiens de vieille souche qui connaissaient parfaitement bien le français étaient encore très nombreux en 1870, et encore aujourd'hui, écrit-il en 1933, beaucoup de vieux Sarrelouisiens parlent cette langue, et même avec l'accent un peu chantant qui est propre aux Lorrains ». 

Cette influence du français sur le dialecte de Sarrelouis est facile à constater, avec des mots plus ou moins transformés. P-E Kiffer en donne un florilège : Ammaten (amandes), Anduddel (andouille), Buddick (boutique), Buttel (bouteille), Eschewâ (échevin), Fissel (ficelle), Forrschet (fourchette), Groschel (groseille), Hissje (huissier), Kurrasch (courage), Pompjer (pompier), Riddo (rideau), Schâss (chaise), Soss (sauce), Buddinetsch (bout du nez), Drakawolla (dragon volant ; c'est le cerf-volant qui en allemand littéraire s'appelle Drachen), Lugaro (loup garou), Reglesannise (réglisse anisée), Tuttlabuddick (toute la boutique) , burren (bourrer), kuschen (coucher), paien (payer), parlen (parler), patinen (patiner), schassen (chasser, dans le sens : renvoyer, congédier), dussma (doucement), dutzwitt (tout de suite), eckspre (exprès)…


Et il n'y a pas encore cent ans, le dialecte de Sarrelouis a dû connaître des expressions mi-françaises telles qu'on les entend encore aujourd'hui en Moselle, par exemple : 

- Jean-Pierre, va chercher le Bäsem (Besen) derrière la Dìer (Tür)
- Jean-Pierre, va prendre le balai derrière la porte
- Jângli, ewell gin mer op d'gar on mer hôlen de train
- Jeanli, nous allons maintenant  à la gare et nous prendrons le train
 

Le chantre de ce langage fut assurément l'abbé Jager, Sarrelouisien d'ancienne souche, curé de Kédange en Moselle (arrondissement de Thionville-Est), de 1814 à 1824. L'ensemble de son œuvre comprend une introduction et onze petits poèmes qui forment une description burlesque de la ville de Sarrelouis au temps de Napoléon Ier composés avant ou après les événements de 1815, peut-être aussi avant et après 1815. Probablement le plus ancien document littéraire connu dans le dialecte sarrelouisien, selon Pierre-Emile Kiffer. Du point de vue de la littérature pure, il est évidemment de valeur discutable, « mais ceci fut sans doute voulu par l'auteur lui-même : il n'a pas joué en poète, mais seulement en conteur populaire. En effet, son œuvre offre l'avantage de nous donner une idée de ce qu'était le dialecte sarrelouisien parlé dans la première moitié du XIXe siècle par tous ceux qui connaissaient tant soit peu la langue française dont l'influence intense remonte à l'an 1680 ». Voici un des poèmes de l'abbé Jager (1):
 
Endlich au bout de la Brenngass
découvré't mer de face en face
All Freed d'un petit paradis,
Das de Marktplatz van Saarlouis.
Der es vierekig et bien carré,
Entouré't met Bäm bien taillés,
We all se Leit vont se promener,
Se sen gerangé't en belles allées.
An jeden Ecken es en Borm,
Der es commode et de belle forme.
All de vier Bormen fournissent l'eau
En ihr quartier par un tuyau,
Wannt net grad es promptement
So es et doch wenischt lentement.
De Parrkerch avec son clocher,
All de Häuser comme des palais,
Et Rothhaus et l’gouvernement
Embellir'n de Mark joliment.

Traduction littérale en français, par P-E Kiffer :
 
Enfin, au bout de la Brenngass,
On découvre de face en face
Tous les plaisirs d'un petit paradis,
C'est la place du marché de Sarrelouis,
Elle est rectangulaire et bien carrée,
Entourée d'arbres bien taillés,
Où tous les gens vont se promener;
Ils (les arbres) sont arrangés en belles allées.
A chaque coin, il y a une fontaine,
Qui est commode et de belle forme.
Toutes les quatre fontaines fournissent l'eau
Dans leur quartier par un tuyau;
Si ce n'est pas tout à fait promptement,
C'est tout de même au moins lentement.
L'église paroissiale avec son clocher,
Toutes les maisons comme des palais,
Et l'Hôtel de Ville et le Gouvernement
Embellissent la place du marché joliment.
 

Les Anglo-Saxons nomment code-switching cette alternance d’éléments linguistiques empruntés à deux registres différents. Les raisons de cette alternance peuvent aller du sujet du discours à l'humeur du locuteur ou à la complicité qu’il cherche à instaurer avec son interlocuteur en faisant référence à des valeurs partagées. Une pratique plutôt malicieuse, qui traduit rarement une absence de culture.

Si ce tricotage linguistique a perdu de sa vigueur, le fil n’est pas rompu pour autant. Quel Est-Mosellan n’a pas tiré sur la même pelote en disant qu’il a « acheté une Schneck [un pain aux raisins] à la pâtisserie » ou qu’il  « boirait bien un Schluck [une gorgée]» ? Sur radio Mélodie (-102.7 FM à Sarreguemines, 102.9 à Forbach), dans son émission “ Platt rédde ìsch gesùnd ”, Marianne Haas-Heckel a invité à plusieurs reprises des locuteurs et auteurs du pays de Sarrelouis, dont Karin Peter, en insistant auprès des auditeurs sur la saveur particulière de ce francique mosellan quelque peu exotique.

« Circonscrite à l'actuelle City et absente dans les villages alentour, la pratique de ce mélange allemand-français-francique était encore très vivante dans ma jeunesse, au sein de ma famille. Il faudrait porter un regard nouveau sur son évolution, car les locuteurs se font de plus en plus rares » observe Karin Peter. Avec Edith Braun, elle a signé un ouvrage intitulé “Das Saarlouiser Mundartbuch”, en 1999.

La spécificité linguistique sarrelouisienne à la double influence culturelle due aux aléas de l’Histoire, est également mise en avant dans un livre publié par Edith Braun et Evelyn Treib : “Keine Fisimatenten – Französische Wörter in saarländischen Mundarten ” (éditions Gollenstein, 2008).
 
Sarrelouis, de toute évidence, continue de s’accommoder d’un joyeux mix. Au grand dam, peut-être, des puristes qui ont déjà maille à partir avec le Denglish (notre franglais), omniprésent dans la city, jusque dans la vitrine des agents de voyages qui font leur business avec des offres all inclusive. Vous avez tout compris … “I love SLS” comme le proclament les stickers. Ou je like ? Disons : je l'aime. La french touch de cette ville est quand même une réalité-!


Sylvain Post 



Remerciements à François Lecapitaine et
à Marianne Haas-Heckel







La rue de France, au cœur de la ville.




Les lendemains de Waterloo



Deux époques se croisèrent en 1815, lorsque la France, ramenée à ses frontières de 1790, perdit Sarrelouis au profit de la Prusse. On ne peut faire l’économie de ce rappel, si l’on veut comprendre le « parler français » de l’ancienne place forte. L’une des meilleures chroniques est sans doute celle de Georges Baltzer qui naquit à Sarrelouis le 3 septembre 1835, vingt ans après l'annexion de la ville par la Prusse. Son père, Pierre Baltzer, avait vu le jour le 7 septembre 1798 quand Sarrelouis était encore française.

Certes, Georges Baltzer, lui-même émigré au Canada, ne fut pas témoin de l’antagonisme qui se manifesta au lendemain de l'annexion et ne vit pas de ses yeux l'exode des nombreuses familles qui allèrent s'installer à Metz, à Strasbourg et même outre-Atlantique. « Il n'assista point à l'impressionnante cérémonie qui, en 1829, accompagna la pose de la plaque de marbre commémorative sur la façade de la maison où naquit le maréchal Ney. Mais tout cela lui fut raconté et expliqué par ses parents et leurs amis » peut-on lire dans une recension de ses écrits de 1865, 1880 et 1892 (2).

« Laissons-lui la parole pour nous dire comment et à quel moment de la journée les Sarrelouisiens parlaient de la France à cette époque : «Durant les besognes de la vie quotidienne, nous les opprimés, nous étions des résignés. Mais une fois la journée terminée, chaque famille se rassemblant pour la veillée, nous reprenions nos droits, et là, autour de l'âtre et à la lueur de la lampe fumeuse, nous redevenions Nous, et pour la millième fois peut-être, étaient récapitulés en commun, les hauts faits du passé et les tenaces espérances de l'avenir.

C'est dans ces réunions patriarcales, dignes des agapes des premiers temps du christianisme, que nous, les bambins de 1830 et 1840, fîmes notre apprentissage. Et lorsqu' alors nous voyions arriver, de leur pas lent et mesuré, les oncles Pierre, Jean, Michel ou Mathieu, tous ces débris des légions républicaines, ces soldats des armées d'Italie ou d'Egypte, de Russie ou de Waterloo, leurs grands corps tout ratatinés, enveloppés dans de grands manteaux de cavalerie, nous nous faisions bien petits, nous nous serrions bien fort pour ne pas prendre trop de place, pour pouvoir assister à cette explosion de douleur patriotique qu'aucun peuple frappé d'injustes calamités ne saurait oublier jamais.

Et toutes ces histoires du passé, toute cette épopée homérique, relatant en lettres d'or la part glorieuse des enfants de Sarrelouis, toutes ces aventures d'humbles fils du peuple racontées par les survivants de cet affreux cataclysme, s'incrustèrent dans notre mémoire, et ces êtres efflanqués et momifiés prenaient pour nous des proportions gigantesques, et de simples mortels se changeaient à nos yeux en demi-dieux. 

Suspendus à leurs lèvres, nous humions à grands traits cet amour profond pour la France, et avant même de savoir lire, nous connaissions déjà tout ce que la Patrie avait souffert, tout ce que Sarrelouis souffrait encore et tout ce que le sort avait de cruel pour nous. Lorsqu'un de ces anciens, nous posant la main sur la tête, nous lançait, en guise de bonsoir, le « souviens-toi, petit » nous ouvrions les yeux démesurément grands et promettions au Ciel de ne jamais faillir (…) ». 

Maquette impressionnante des fortifications.
Petits bistrots et restaurants ont envahi  la cour des casemates.
© photo DR



“Fisimatenten ” ou “visitez ma tente” ?


Sur ARTE, dans l’émission Karambolage, Hinrich Schmidt-Henkel, a tenté d’expliquer la provenance d’une expression allemande qui ne manque pas de piquant pour les Français…
 
« Connaissez-vous l’expression allemande Fisimatenten machen ? Ecoutez-bien : Fi-si-ma-ten-ten, ça pourrait sonner français, non ? Qu’est-ce-que cela signifie ? Celui qui fait des Fisimatenten cause des complications superflues et fait des manières, bref il tergiverse. Et avec une petite connotation bureaucratique. Comme beaucoup de mots français sont passés dans le langage courant en Allemagne à cause des échanges commerciaux, des guerres ou grâce aux huguenots exilés chez nous, tout le monde pense que Fisimatenten vient du français. On raconte que les soldats napoléoniens, désireux de faire plus ample connaissance avec les filles allemandes, leur faisaient force courbettes et manières pour les inciter à venir leur rendre visite, “Visitez ma tente” – en toute innocence… certainement. 

Hélas, la réalité est moins coquine, même si certains dictionnaires répètent cette charmante erreur. Fisimatenten vient probablement du latin “visae patentes” : “des patentes à présenter” certificats, et autres paperasseries bureaucratiques. Certains étymologistes proposent une autre source, “visement” également d’origine latine, un mot qui désigne les ornements d´un blason. Mais, si vous voulez, oublions tout simplement toutes ces explications bien correctes mais trop insipides et retenons plutôt cette image du soldat français qui pratique à sa façon l´amitié entre les peuples-: voulez-vous  “visiter ma tente” ? »


 

Réminiscences napoléoniennes au Städtisches Museum.