dimanche 26 octobre 2014

DRÔLE D’ÉPOQUE

Halloween a trucidé la nuit des Défunts


Je ne prétends pas me livrer à une performance narrative, mais simplement à me démarquer d’Halloween en rappelant la nuit des betteraves perpétuée il y a quelques décennies en Moselle, dans le respect de l’esprit d’origine.




Faites appel à vos souvenirs. Avez-vous, comme je l’ai fait en Moselle quand j’étais gamin, creusé une betterave pour en faire une "tête de mort" éclairée d’une bougie placée à l’intérieur, pour la nuit du 31 octobre au 1er novembre ?

Avec un petit voisin nous faisions les choses sereinement, autorisés à nous rendre dans une parcelle de cultures fourragères pour y prélever chacun un exemplaire de beau calibre, sans que l’agriculteur ne nous accuse de vol. Les bougies et les allumettes étaient fournies avec leur mode d’emploi, autrement dit avec toutes les recommandations.


Le but était d’envoyer un signal à nos chers défunts à la veille de la Toussaint suivie du Jour des Trépassés, deux fêtes en une dont les racines remontent à l’époque des Celtes anciens. Les moines irlandais qui ont mis par écrit les coutumes celtiques, à partir du VIIIe siècle, ont précisé que le jour de Samain est (selon notre calendrier moderne) le 1er novembre. La fête elle-même durait en fait une semaine pleine, trois jours avant, et trois jours après.

Pour les Celtes, cette période était une parenthèse dans l’année : elle n’appartenait ni à celle qui s’achevait ni à celle qui allait commencer ; c’était une durée autonome, hors du temps, «-un intervalle de non-temps
-» [Claude Sterckx, Mythologie du monde celte, Paris, Marabout,‎ 2009]. C’est le passage de la saison claire à la saison sombre, qui marque une rupture dans la vie quotidienne : la fin des conquêtes et des rafles pour les guerriers et la fin des travaux agraires pour les agriculteurs-éleveurs, par exemple.

Quarante jours après l’équinoxe d’automne, cette fête marquait bien «
-le véritable instant du début du cycle végétal et de la nouvelle année-» souligne le journaliste breton Philippe Argouarch, sur son blog. Le 31 octobre, on célébrait l’année défunte et, par extension, on célébrait les morts de la famille et du clan.

Symboliquement, tous les feux étaient éteints. «
-On mettait juste une veilleuse pour indiquer aux morts comment retrouver leurs familles. A cette période de l’année nos ancêtres croyaient la rencontre des deux mondes possible-» note encore Philippe Argouarch, qui précise que la tradition de la bougie a survécu en Bretagne ‒ tout comme en Lorraine ‒ avec des betteraves.


L’impératif commercial

 

Il est très compliqué pour moi de voir un lien entre les croyances celtiques, un ensemble de rites qui formaient une religion, et la mascarade d’Halloween qui entend perpétuer les rites druidiques supplantés par la Toussaint dans toute la chrétienté au VIIIe siècle par le pape Grégoire III pour en finir avec les fêtes païennes.

Quel rapport, en effet, entre le sens primitif  de la fête du 1er novembre et les cortèges d’enfants déguisés, souvent dans l’intention de se faire peur  et qui menacent en sonnant chez vous : «-Des bonbons ou nous vous jetons un sort…
-»-? Drolatique. Mais parfois affligeant, lorsque le geste prend la forme d’une mendicité au porte-à-porte : «-Un euro pour manger, s'il vous plaît...-», avec un accent ethnico-culturel bien marqué. Mais il est probable que ce phénomène ne soit pas aussi caricaturalement répandu qu’on s’est complu à me le répéter. Signe, tout de même, d’une exaspération là où les incivilités et le ras-le-bol gagnent du terrain.

Cette année, sur la frontière franco-allemande, une mine-image dévoile son programme : «-Venez déguisés, en famille ou avec vos amis, nous rejoindre nombreux dans l’univers obscur des galeries qui cette nuit-là seront hantées par des fantômes et habitées par des créatures monstrueuses et effrayantes. Araignées, cafards, serpents et autres créatures répugnantes. Frissons garantis, âmes sensibles s’abstenir
-».

Dans le commerce, les étals ne sont pas en reste. Ce sont les circonstances qui déterminent l’offre. Les mêmes seront envahis par les pétards et cotillons pour la Saint-Sylvestre. En attendant, les affiches aux citrouilles grimaçantes fleurissent, avec leur typographie dégoulinante à la manière d’un film d’horreur. On est loin des préoccupations métaphysiques de nos ancêtres. Je trouve l’opinion d’une indulgence incroyable vis-à-vis de cette mascarade. Si vous ne l’êtes pas, vous n’êtes pas à la mode.

 

Clowns maléfiques

 

Ceux qui me traiteraient de pisse-vinaigre, ajouteraient sans doute qu’il faut bien s’amuser. Comme se sont amusés de terrifiants clowns dans les rues du Nord de la France, semant la panique aux abords des écoles. C’était il  y a quelques semaines. A Douai, la police a été saisie de plusieurs plaintes, notamment d’une collégienne affirmant «-avoir été poursuivie par un clown munie d’une arme blanche-», a relaté La Voix du Nord. Des policiers qui, tout en restant vigilants, ne savent pas s’ils doivent prendre le phénomène au sérieux.

Car il s’agit d’un phénomène puisque des faits se sont répétés à Arras, relayés par Twitter et Facebook,  puis à Douvrin, où un jeune de 19 ans, déguisés en clown, s’est amusé à effrayer des ados. Coursé par un patron de friterie, le jeune homme est finalement retrouvé à son domicile. Il se montre alors menaçant et brandit un pistolet tirant du gaz lacrymogène. Pour « impressionner » le clown, le patron de la friterie sort un pistolet, chargé cette fois-ci avec des balles en caoutchouc. Le ton monte jusqu’à ce que la police finisse par intervenir.

Auditionné, le patron de la friterie a écopé d’une amende pour port d’arme prohibée. Quant au clown, il a été jugé par le tribunal correctionnel de Béthune en comparution immédiate. Il  a écopé de six mois de prison avec sursis. Un clown maléfique infiltré dans l’enchevêtrement compulsif d’un cortège d’Halloween pour faire un mauvais coup… Des scénaristes de polars ont probablement pensé à ce script délirant susceptible de rebondir sur les angoisses collectives et les convulsions de notre époque.

En Russie, la fête d
Halloween vient dêtre interdite. Daprès l'agence Reuters, les autorités civiles de Moscou ont demandé aux enfants et à leur parents de ne pas célébrer Halloween car «-ce serait dangereux pour la santé psychologique et pas en accord avec les buts de l'éducation-». L’Église orthodoxe a approuvé.

Sur ce
et sans verser dans le néodruidisme bonne année celte ! 

 
Sylvain Post  journaliste honoraire & auteur







dimanche 19 octobre 2014

RÉSONANCES CELTIQUES

La Toussaint n'est pas celte
que l'on croit 




Les "sept marches" de la forêt de Guensbach, entre Morsbach et Rosbruck (Moselle)
Cliquez sur l'image pour l'agrandir

[rediffusion]


À la Toussaint 2010, tandis que les familles défilaient au milieu des chrysanthèmes, nous avons pris le parti d’aller nous promener dans la forêt du Warndt, toute proche, à Morsbach. Avec une bonne raison de reprendre le sentier escarpé qui permet d’accéder au sommet d’un petit massif gréseux peuplé de hêtres et de chênes centenaires, en avancée sur la vallée de la Rosselle et dominant celle-ci de plusieurs dizaines de mètres.
 
L’endroit ne manque pas de mystère. Car nous avions repéré, quelques jours plus tôt, les vestiges de marches d’escaliers taillées en pleine nature dans le grès bigarré, des marches au nombre de sept… Comme les sept niveaux d'initiation du culte de Mithra qui s'était propagé dans tout l'Empire romain pour atteindre son apogée au IIIe siècle. Sept comme les sept dieux planétaires et solaires des Celtes, les équivalents de Saturne, Jupiter, Mars, Vénus, Mercure, de la Lune et du Soleil.
 

Sous les feuilles mortes, sur la plus haute marche, nous avons observé deux trous de poteaux, sans doute totémiques. Ce coin de nature sylvestre ne pouvait être qu'un lieu de culte païen où le passage des marches s'accompagnait de la transmission de notions métaphysiques sous forme ésotérique. D’autant plus que l’autre versant de la vallée – le mont Hérapel est connu pour avoir été un haut lieu gallo-romain. Notre curiosité fut satisfaite par les propos, sur le chemin du retour, d’un promeneur féru d’histoire locale.

Ces vestiges des Celtes, peuple multiple dont la religion druidique s'est progressivement dissoute dans les pratiques de l'Empire romain
à l'exception de l'Irlande sont difficiles à commenter en l'absence de sources de première main. Dois-je aller plus loin et rappeler que les religions de l'Antiquité européenne, les cultes polythéistes qui ont précédé le christianisme, ont dû tout d'abord s'intégrer à la religion romaine antique ? Celle-ci fut la première religion principale de l'Empire romain qui a conquis la majeure partie du continent européen, elle a donc supplanté les religions des peuples celtes. Mais le polythéisme leur a permis d'intégrer leurs dieux au panthéon romain et de continuer leur culte. 


Toutefois, à partir du IVe siècle les empereurs romains commencèrent à se convertir à la religion chrétienne, un culte monothéiste exclusif. Le christianisme devint la religion de l’État et les cultes aux dieux anciens furent de plus en plus réprimés et qualifiés de « païens ». Ils ne disparurent pas totalement pour autant : ils subsistèrent discrètement quelques siècles sous forme brute et les dirigeants chrétiens assimilèrent des parties de ces cultes en associant les dieux à des saints et en christianisant de nombreux anciens lieux de cultes païens.
 

Les vestiges celtiques ouvrent notre conscience à cette culture de l'âge du fer, soumise à la pression conjuguée des Germains et des Romains.

Les sept marches de Morsbach ont selon toute vraisemblance une dimension mystique à défaut de servir à autre chose. Car on peut parfaitement gravir la colline sans passer par elles. Elles témoigneraient d'une préoccupation spirituelle (immortalité de l'âme, référence cosmique) d'une hiérarchie sociale (rôle des druides). Une civilisation assurément moins gauloise que beaucoup d'historiens du XIXe siècle ont pu la juger : des trésors d'orfèvrerie sont parvenus jusqu'à nous ; les Celtes préféraient la viande de cheval bouillie au sanglier à la broche et dans leur alimentation, ils utilisaient l'huile de cameline produite localement à partir d'une plante de la famille des crucifères, et la cardamome, une épice venue d'Orient...

Mais avant tout, on rappellera qu'ils avaient acquis une grande maîtrise dans le travail du fer. Ils obtenaient le métal à partir d'un minerai ramassé en surface (hématite, goethite, limonite, Lebacher Eier c'est-à-dire des concrétions ovoïdes abondantes dans la région sarroise de Lebach, d'où ce nom...) traité dans des bas-fourneaux.


Assurément, le calendrier avait bien fait les choses, à la Toussaint cette année-là, car chez les Celtes, c’est le 1er novembre que l’on célébrait tous les disparus des familles avec la fête des Samain.
 
Leur fête des morts était une fête de joie. Elle correspondait aussi au Nouvel An. Le but essentiel de cette célébration était de rétablir le contact entre la communauté des morts et celle des vivants. Les tertres où vivaient les morts étaient entrouverts pour leur permettre de revenir sur terre. Banquets et festins rituels visaient à rétablir l’ordre cosmique renversé par la disparition d’un proche.

C’est la structure de l’univers que les Celtes 
ont pu invoquer depuis cet endroit de la forêt de Morsbach qui jouxte Rosbruck, Nassweiler et Emmersweiler, un culte qui situait l'homme dans la grande architecture divine du cosmos et professait l'immortalité de l'âme.

 
 
Sylvain Post  journaliste honoraire & auteur 
 

 




Lire aussi :

 

jeudi 2 octobre 2014

PATRIMOINE

Présents du passé

Connus des seuls spécialistes depuis leur découverte il y a une cinquantaine d'années dans une sépulture celtique à Grosbliederstroff, deux bracelets vieux de 2.600 ans ont été offerts par leur détenteur à la Société d'histoire et d'archéologie locale pour son musée. Retour sur une énigme.



Deux bracelets du Hallstatt moyen (650-550 avant notre ère).




La découverte de Grosbliederstroff a été fortuite. C’est en creusant une fosse d’entretien de véhicule dans son garage, sous le niveau d’une maison déjà construite, qu’un propriétaire a eu la surprise de trouver une série de bracelets en alliage cuivreux. La sépulture n’a pas pu être fouillée. Mais, quelques années après leur mise au jour, les deux artéfacts datés du Hallstatt moyen (HaD1, 650-550 avant notre ère) ont été étudiés par le musée régional de Sarreguemines. Celui-ci les a restitués ensuite à leur détenteur.

«-Ce sont des bracelets ouverts, décorés de zones de cannelures transversales alternant avec des zones de cannelures obliques. Les deux bracelets ne sont pas identiques, les hachures obliques n’ayant pas la même direction sur les deux objets
-» avait, en 1980, écrit Emile Decker, conservateur en chef, à la retraite aujourd’hui. Il avait consacré à ces objets protohistoriques un article dans la Revue archéologique de l’Est et du Centre-Est publiée avec le concours du CNRS et du ministère de la Culture, service des Fouilles et Antiquités. Il y notait qu’une tombe détruite lors de la construction de la voie ferrée Strasbourg-Sarreguemines, vers 1864, avait déjà livré des anneaux similaires à Kalhausen (arrondissement de Sarreguemines, canton de Rohrbach-lès-Bitche).

Un autre exemplaire a été trouvé à Brebach, près de Sarrebruck (Sarre). Et, plus récemment, sur le tracé de la ligne LGV Est-Européenne entre Baudrecourt et Strasbourg, les fouilles préventives de l’INRAP ont mis au jour  à Mittelhausen (Bas-Rhin), la tombe d'une jeune celte parée d’un torque et de bracelets datés de 450 à 50 avant notre ère. Le nombre de ces découvertes engage à croire qu’elles sont relativement communes.

Que peuvent en conclure des archéologues en quête de vérité sur l’histoire de l’humanité ? La découverte de Grosbliederstroff renvoie à une époque où la société celtique de Lorraine amorce une croissance importante. Toutes les sépultures deviennent plus riches. Les techniques de travail du métal progressent également.  Elles varient, dans les départements du Rhin,  avec des différences notoires entre la Haute et la Basse Alsace : le nord, plus sensible aux influences venues de la rive gauche du Danube, où le métal est fondu et coulé, adopte le bracelet à corps massif, alors que le sud préfère la feuille de métal martelée, technique typique de l'Italie du nord et plus répandue en Suisse et sur la rive droite du Danube.




Sur le tracé de la ligne LGV Est-européenne, la tombe celtique de Mittelhausen (Bas-Rhin).
présentée dans le cadre de l'exposition "C'était là... sous nos pieds",
(Parc archéologique européen de Bliesbruck-Reinheim, jusqu'au 30 septembre 2014)


Pour intéressants qu’ils soient, les bracelets de Grosbliederstroff ne rejoignent pas les réserves du musée régional, qui préfère les rendre à leur détenteur, afin qu’il les mette à l’abri dans sa collection. Ils y resteront durant une cinquantaine d’années. Tout récemment, répondant à une attente du président de la Société d’histoire et d’archéologie de Grosbliederstroff (SHAG), Christian Ultsch,  fondateur d’un musée local en cours de développement, le détenteur décide de les offrir à ce musée. Le moment est venu de confesser que ce personnage, c’est moi.

Outre les circonstances de leur découverte, la SHAG ne manquera pas de rappeler lors de la première présentation publique de ces deux objets protohistoriques, que la Lorraine se situe à la frontière occidentale du domaine celtique originel. Or, c'est avant tout grâce à l'archéologie que la connaissance de ce passé peut être comprise. Mais à Grosbliederstroff, les archéologues ont été privés de leur travail, aucune étude stratigraphique n’a pu être menée : les choses se sont enclenchées par elles-mêmes, mettant à fleur de peau les nerfs du propriétaire désappointé d’avoir construit sa maison sur une sépulture. Il craignant surtout qu’une loi ne vienne le contraindre et impacter sa propriété.

En effet, lors de la découverte fortuite de tout objet pouvant intéresser l’archéologie, l’inventeur de ces objets, ainsi que le propriétaire du lieu, sont tenus d’en faire la déclaration immédiate au maire de la commune qui doit transmettre sans délai au préfet. Le propriétaire est responsable de la conservation provisoire des vestiges découverts sur son terrain et le préfet peut ordonner des recherches, les fouilles pouvant être réalisées par des archéologues ou par des non-archéologues habilités. Les objets mobiliers mis au jour sont confiés à l’État pendant le délai nécessaire à leur étude scientifique, au terme duquel leur propriété est partagée entre l’inventeur et le propriétaire du terrain. À Grosbliederstroff, à l’époque, on a préféré l’option "zéro tracas".


Mauvaise pioche !


Revenons sur la découverte. Le propriétaire a eu l’idée de faire creuser une fosse d’entretien de véhicule dans son garage, au sous-sol. Il bénéficie de l’aide d’un proche. Et c’est ce dernier qui met au jour les bracelets, à un niveau plus bas que celui sur lequel ont été coulées les fondations. «
-Mauvaise pioche-!-» comme dit l’expression populaire. Pour le maître d’ouvrage, aujourdhui décédé, c’est la cata. Que fait-il ? Une seule idée s’impose : se débarrasser du mistigri. Et c’est vers l’inventeur ‒ l’homme à la pioche, aujourdhui décédé lui aussi ‒ qu’il se tourne. À lui de se dépatouiller et d’évacuer les anneaux de bronze. Chacun aimerait tout de même savoir de quoi il s’agit…

Sur ces entrefaites, il me rencontre. J’étais encore sur les bancs du lycée d’État mixte de Sarreguemines et c’est sans doute pourquoi il me gratifiait a priori de connaissances sur le sujet.  Dans un bourg tout se sait et il était connu que je vouais une certaine passion à la géologie, à la paléontologie et que je prospectais dans cette région du Trias où cohabitent le calcaire coquillier de Lorraine, le grès bigarré et l’argile exploitée pour une tuilerie.

«
-Tu peux me dire ce que c’est ? Ces trois là sont pour toi-» me dit-il. Je hasarde une question : «-Combien en avez-vous trouvés ?-» Je n’en saurais pas plus. Les bracelets ont bel et bien été dispersés. Commence alors une quête dont les débuts me prennent au dépourvu. La Société d’histoire et d’archéologie de Lorraine a vent de la découverte. Un de ses membres, responsable du musée de Sarrebourg, spécialisé en archéologie celtique et gallo-romaine, vient spécialement à Grosbliederstroff pour examiner la trouvaille. Le sentiment associé au souvenir de cette rencontre peut varier, mais je me souviens qu’il désirait ardemment emporter un de "mes" bracelets pour en faire l’expertise et le placer dans une vitrine de son musée. C’est tout à fait leur place, pensai-je. Mais, j’ai beau réactiver ma mémoire, je ne me souviens pas avoir eu le retour escompté, à savoir les explications relatives au rattachement de ces artéfacts à la civilisation protohistorique dont ils sont issus. Les promesses ne durent jamais.

Il me restait deux bracelets qui garderont leur mutisme, enfermés à double tour. Quelques années plus tard, la confiance établie dans mes échanges avec Marguerite Pax du musée régional de Sarreguemines, à propos de la tombe de la princesse de Reinheim explorée pour la première fois en 1954, et des premières fouilles sur la rive gauche de la Blies, me décide à lui parler des deux bracelets en ma possession. Elle juge au premier coup d’œil qu’ils sont celtiques.
 



Dessin des bracelets de Grosbliederstroff
paru dans la Revue archéologique de l'Est et du Centre-Est,
à l'initiative du musée régional de Sarreguemines.




C’est le moment de mobiliser les connaissances sur le monde des Celtes. La carte de répartition de leurs sépultures montre deux tracés d'est en ouest, l'un passant par le plateau suisse, le Jura, la vallée du Rhône et le Massif Central, l'autre par la Lorraine et la Bourgogne. Que nous enseignent ces découvertes ? Une première théorie a privilégié le concept des "résidences princières". En 1930 les archéologues allemands tentent de mettre en évidence de telles résidences princières associées aux sites fortifiés contemporains de riches tumuli.



L’Europe avant l’Europe

  
La découverte de la tombe de Vix en 1953, près de Châtillon-sur-Seine, en Côte d’Or, permet de souligner que le phénomène observé dans l’Allemagne du Sud n’est pas purement local. La tombe de la Dame de Vix est l’une des plus prestigieuses du monde celtique. Datée du début du cinquième siècle avant notre ère, la chambre funéraire de trois mètres sur trois abritait une défunte parée de tous ses bijoux, reposant sur un char dont les quatre roues démontées étaient posées contre les parois de la tombe, ainsi qu’un service à boire unique. Celui-ci se compose du cratère grec en bronze «-le vase de Vix-», haut de 1,64 m,  d’un poids de 208,6 kg, d’un diamètre maximum  de 1,27 m, et dont la contenance est de 1100 litres.  Il a été fabriqué vers 530 avant notre ère en Grande Grèce (Italie du Sud). C’est le plus grand vase en bronze connu dans le monde grec à ce jour. Il contenait une boisson pour les convives du banquet funéraire.

Les spécialistes acquièrent la conviction que ces
résidences princières associées aux sites fortifiés constituent un modèle qui s’étend, en réalité, à tout monde hallstattien. Tout  les désigne comme le lieu de résidence d’aristocrates du premier Age du Fer. Le concept des “Fürstensitze” ainsi bâti va perdurer jusque dans les années 1980.

Les recherches récentes, qui s’intensifient de 1970 à 1990 permettent d’identifier de nouveaux sites. Celui de Châtillon-sur-Glâne, en Suisse, région de Fribourg, est reconnu d’importance européenne. Occupé à plusieurs reprises, il l’a surtout été durant la fin de l’époque du Hallstatt, entre 530 et 480 avant notre ère. Couvrant une surface de 4 hectares, il a livré quantité d’indices. La céramique, indigène ou d’origine méditerranéenne (Grèce, Italie, sud de la France), des objets de bronze, des trous de poteaux et d’autres traces identifiées par les archéologues indiquent un relais commercial important sur la route de l’étain entre la Grande-Bretagne et le monde méditerranéen.

Les habitants, des artisans entre autres, logent dans des maisons de bois dont les montants verticaux sont fichés dans le sol. Bien protégés, ils assurent peut-être la sécurité d’une étape devenue momentanément importante parce que situé sur un endroit où le mode de transport change entre la route et l’eau, avec rupture de charge. Des tumuli plus ou moins importants ont été découverts dans la même forêt, à Villars-sur-Glâne et à Matran. Il s’agit certainement des tombes des occupants du site. L’une d’elles semble être celle d’un personnage relativement important. Les archéologues lui accordent le titre de
tombe princière, mais, compte tenu des détails qu’ils observent, ils ne se satisfont plus de la seule doctrine en vigueur.



L'expansion des peuples celtes. La carte du Centre national de documentation pédagogique (CNDP) privilégie
 l'origine unique, une thèse aujourd'hui remise en cause (voir le hors-texte ci-après)
Crédit photo : CNDP


«-Différentes théories s’affrontent-» écrit Nicolas Prudhomme, sur le portail internet Archéologie et Patrimoine. Si pour l’école historiciste allemande il s’agit d’une forme primitive de féodalité, l’école anglo-saxonne privilégie un fonctionnement centralisateur de ces résidences princières visant la concentration de marchandises locales et de biens destinés à être échangés avec le monde méditerranéen, associée à une redistribution locale. Ce système serait organisé autour d’un maillage hiérarchisé mettant en relation différents sites d’importance variable.


Nouveau modèle social


«-La synthèse des résultats actuels ébranle la théorie des principautés-» ajoute Nicolas Prudhomme. «-Les princes hallstattiens n’ont apparemment pas habité les ensembles fortifiés de façon systématique tel qu’on le supposait. En effet, la découverte récente d’un habitat rural princier, situé à côté d’un tumulus princier a sérieusement remis en question le modèle des "Fürstensitze" tel qu’il a été défini dans les années 1980.»

«
-La théorie actuelle suppose que dans l’ouest du monde hallstattien, les résidences princières sont de type rural, à proximité des tumuli, sous formes de grands domaines agricoles, situées à une dizaine de kilomètres des habitats fortifiés-». On ne parle plus aujourd’hui de résidences princières, mais plutôt de centres de pouvoir. Ils témoignent de l’avènement de pouvoirs locaux et d’une hiérarchisation sociale, inégale et hétérogène selon les régions et les sites. Vers la fin du VIe siècle, le développement de ces espaces semble lié à leur positionnement sur les voies d’échange et de commerce.

La sépulture de Grosbliederstroff date de cette époque et semble répondre à ces critères. Il est établi, comme ont pu le voir les 196.000 visiteurs de l’exposition Les Celtes à la Völklinger Hütte en 2010-2011, que les vallées de la Sarre et de la Blies étaient relativement florissantes. Elles produisaient des céréales, de l’huile de cameline, une plante cultivée en Europe depuis plus de 3
.000 ans. Et, pour l’anecdote, les Celtes utilisaient en cuisine, la cardamome aromatique importée du Moyen-Orient.

La transformation d’une société dirigée localement par une élite en une véritable structuration de la société en trois classes sociales est alors en marche. La classe sacerdotale regroupe tous ceux qui communiquent avec les puissances divines ou surnaturelles mais aussi ceux qui régissent les rapports sociaux, donc les druides. En deuxième position vient la classe guerrière, l’armée en quelque sorte. Quant à la classe productrice, elle a pour devoir de fournir tout ce dont l'élite (ceux des deux premières classes) a besoin. On y trouve ainsi les artisans, les commerçants, les agriculteurs et les éleveurs.

La ressource purement agricole permet d’accroître la puissance et le pouvoir des personnages qui en disposent. La stratification de la société celtique en serait la conséquence. Pendant que les uns cultivent la terre et produisent des biens de consommation, d’autres développent de la valeur ajoutée, tels que le contrôle du trafic commercial, par la perception de taxes. L’enrichissement qui en résulte est certainement à l’origine de l’expansion de ce modèle.





Une partie du mobilier de la tombe princière de Reinheim exposée au château de Sarrebruck.
La reproduction fidèle de la tombe de la princesse-druidesse constitue
le point culminant de la visite du Parc archéologique européen de Bliesbruck-Reinheim.
(visites du 14 mars au 31 octobre)



Si elle constitue une énigme, la tombe hallstattienne de Grosbliederstroff (650-550 ans avant notre ère) ne reste pas muette sur l’évolution de la société celtique et de ses rites : les sépultures du Hallstatt moyen contiennent encore la grande épée qui accompagne le défunt dans l’au-delà, mais au Hallstatt final la parure se résume parfois à un poignard. À Grosbliederstroff, le "mobilier" funéraire était simplement constitué de bracelets de chevilles. Leur nombre suggère une sépulture contenant plusieurs corps et leur nature désignerait des personnages de classe sociale inférieure. Ce qui frappe surtout, c’est l’absence d’indications sur la présence ou non d’ossements humains. Elle constitue un sujet d’interrogation.


La tombe livre ses secrets


Selon toute vraisemblance, cette sépulture faisait partie d’un enclos funéraire. Car, après cette découverte, un autre propriétaire laisse entendre (avant de se rétracter) qu’il a déterré des ossements humains lors de travaux de terrassement, à une courte distance de la première tombe. Ces allégations invérifiables apporteraient un argument en faveur de l’existence d’une de ces nécropoles ordinaires offrant, à proximité de la zone d’habitat individuel et communautaire, le dernier repos à chaque membre de la société celtique. Un autre indice plaide en faveur d’une zone habitée : dans le même secteur, un accédant à la propriété remarque une discontinuité des couches naturelles de son terrain à bâtir. On lui conseille un chaînage des fondations car un angle de la maison viendra s’appuyer sur une accumulation de déblais comprenant des tessons et des ossements…

Que l’inhumation ou l’incinération fût la règle pour tous est une chose. Les signes traduisant le rang auquel le défunt a appartenu en sont une autre. Le contraste est éclatant, en effet, entre la découverte de Grosbliederstroff, d’une part, et, d’autre part, le riche tumulus de la princesse-druidesse de Reinheim (400 ans avant notre ère), située à 22 kilomètres de là.

Avec cette cohabitation asymétrique, la notion de hiérarchie sociale paraît clairement démontrée. Le fait que le tumulus princier ait été réalisé postérieurement à la sépulture de Grosbliederstroff renforce la représentation du clivage social, car elle le confirme dans la durée. Cette hiérarchisation tranche avec le comportement plus égalitaire de l’Âge du Bronze qui a précédé l’Âge du Fer.

Enfin, la localisation géographique de la sépulture hallstattienne de Grosbliederstroff, implantée sur les premières hauteurs qui dominent la plaine alluviale de la Sarre, est notoirement un lieu propice aux communications. Elle témoignerait d’une organisation territoriale cohérente autour de ressources locales et d’un essor des échanges le long des itinéraires marchands.

Quant aux bracelets, leur découverte apparaît modeste. Mais à quelque chose malheur est bon : si le propriétaire des lieux de la découverte avait hébergé un prince, il aurait pu s’angoisser vraiment. Là, ni pendeloques, ni plaques de ceinture en bronze décoré, ni bijoux en or incrustés de corail. Son "trésor" (ce qu’il en reste) rejoint paisiblement le musée de sa commune pour en rappeler le passé lointain. L’énigme est résolue, mais elle garde sa part d’ombre et d’anonymat.



Sylvain Post  journaliste honoraire & auteur




[publié le 21 septembre 2014]



Liens externes :

- En video : l'exceptionnelle tombe à char de Warcq (Ardennes)
- Le cachet d'oculiste perdu de vue




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Expansion des Celtes :
l’origine unique remise en cause


Les Celtes font partie des peuples qui façonnèrent l’Europe. Ils nous sont connus essentiellement grâce aux écrits grecs et romains, notamment ceux de Jules César. De nouvelles recherches scientifiques ont récemment remis en cause la théorie de l’origine unique de la civilisation celtique. L’image que nous nous en faisons serait-elle erronée ? Deux thèses s’affrontent, sans qu’aucune d’elles ne puisse être définitivement validée.

La théorie dominante soutient que les Celtes appartenaient aux Indo-Européens et provenaient de l’expansion de populations de la culture dite ʺdes champs d’urnesʺ. Cette culture doit son nom à son mode funéraire pratiquant la crémation plutôt que l’inhumation. Elle se développa et domina l’Europe centrale à la fin de l’âge du Bronze et au début de l’âge de Fer. L’usage du fer qui s’y imposa aux dépens du bronze aurait permis des avancées agricoles importantes menant à un essor démographique qui engendra une surpopulation et des migrations.

À partir d’un noyau territorial auquel les cartographes donnent le nom de la localité de Hallstatt (Haute-Autriche), les peuples celtes se seraient alors déplacés majoritairement vers l'Ouest puis vers le Nord mais également vers l'Est jusqu'en Anatolie dans l'actuelle Turquie. Mais on aurait tort d’interpréter ce vaste mouvement de populations comme une opération conçue par un pouvoir central.

Une seconde thèse émerge à partir des recherches des professeurs britanniques distingués et sérieux John T. Koch et Barry Cunliffe. Selon eux, une migration a eu lieu à partir de l’Atlantique, à l'âge du Bronze. Pendant cette période, l'espace atlantique était particulièrement florissant. Il disposait de gisements d’étain (à la base du bronze), ce qui permettait potentiellement des échanges avec toute l'Europe. Il y aurait eu un déplacement de la puissance économique vers le centre de l'Europe, producteur de fer, mais également plus proche du bassin méditerranéen.

À partir de trois grands foyers : Champagne-Ardenne, Rhénanie (y compris La Tène, en Suisse), Autriche-Bohême (Hallstatt), les Celtes se seraient diffusés et installés par migrations dans l'ensemble de l'Europe, les différentes vagues migratoires celtiques s’étalant sur près d’un millier d’années. Les ressemblances entre le "bloc hallstattien" et le "bloc atlantique" auraient pris le pas sur les divergences, ce qui a pu faire croire à l’existence d’une seule et même civilisation.

En conclusion, "le peuple celte" n'existe pas ! C'est une juxtaposition de peuples très différents les uns des autres, aux langues variées dont la culture celtique peut, elle, être revendiquée par la plupart des peuples européens actuels. L’Irlande en est le réceptacle et a pu préserver sa spécificité : elle n’a pas été colonisée par Rome, bien que la Grande-Bretagne le fût.

S.P.