jeudi 7 août 2014

MÉDECINE GALLO-ROMAINE EN MOSELLE

Le cachet d'oculiste perdu de vue !

Un artéfact relevant de la médecine du IIIe siècle, découvert par un collectionneur anonyme sur le Mont Hérapel (Moselle), a rejoint la vitrine privée de son "inventeur". C’est embêtant. Mais, pour le public tout n’est pas perdu, grâce à la ténacité d’un passionné d’archéologie…




Près de 300 cachets à collyre ont été répertoriés en France.
La pièce présentée s'apparente à celui du Hérapel, qui a
fini dans la poche d'un prospecteur anonyme.
© Musée romain de Lausanne-Vidy (Suisse)



Ses écrits sont fouillés. Le contraire serait un comble pour un passionné d’archéologie. Homme de terrain et auteur, Gilbert Hoffmann s’intéresse à l’Antiquité par goût, non pas par métier. De longues années de fouilles de sauvetage, et une pratique responsable et scientifiquement recevable lui ont permis d’acquérir de l’expertise. Ne vous y trompez pas, ce passeur de mémoire, et son fils Roland, sont reconnus comme les spécialistes contemporains du Mont Hérapel, «-toujours pas classé officiellement site archéologique-» s’offusque Gilbert Hoffmann dans la revue annuelle du Cercle d’histoire locale de Forbach "Die Furbacher". Sur papier glacé, il vient de livrer la somme des connaissances actuelles concernant ce site.

À deux kilomètres et demi au sud-ouest de Forbach, le promontoire du Hérapel borde la faille du Warndt et domine la vallée de la Rosselle du haut de ses 329 mètres. Avant même la romanisation, il était aménagé en "éperon barré", fortifié au point le plus faible pour assurer la protection de son peuplement. En dernier, ce fut un vicus gallo-romain de quelque 3 200 âmes, d’après une évaluation d’un archéologue éminent au siècle dernier : Emile Hubert, industriel de Sarreguemines. «-Très touché lors de l’invasion germanique du IIIe siècle, il a été définitivement détruit par la deuxième et grande invasion du Ve siècle-» précise Gilbert Hoffmann, persuadé que la présence des Romains sur le promontoire est pratiquement acquise depuis le règne de Tibère (14 à 37). Les monnaies les plus tardives trouvées sur place ont été frappées sous Arcadius (395-408) et Honorius (395-423).

Avec son temple octogonal, ses thermes, ses officines, ses échoppes, cette implantation qui n'avait pas le statut de ville ou encore de domaine rural, peut être qualifiée de bourg ou de petite ville de province. Elle était principalement située sur l’actuel ban de Cocheren et ses limites atteignaient Morsbach, Rosbruck, Théding et Folkling. Les premières fouilles importantes du vicus ont été menées par l’ingénieur allemand E. Böcking, au XIXe siècle, puis par Emile Huber, entre 1881 et 1904, sous l’annexion de l’Alsace-Moselle à la Prusse.

Le "mobilier" archéologique est exposé à Berlin et à Londres. Par la suite, des archéologues locaux, tenus pour des amateurs chevronnés et désintéressés, sont retournés sur le terrain afin de sauver d’autres objets déposés auprès des musées de Metz, Sarreguemines et Sarrebourg. Ce que personne n’avait encore trouvé jusque-là, c’est un "cachet d’oculiste" servant à marquer les bâtonnets de collyre avant leur durcissement.




Spécialité gauloise



«-S'il est un domaine dans lequel la médecine gallo-romaine présente une spécificité particulièrement intéressante, c'est bien celui des cachets avec lesquels les oculistes imprimaient sur leurs collyres les renseignements indispensables à l'utilisation de ces derniers. Ces cachets, dont 268 sont actuellement répertoriés, ont été trouvés essentiellement en Gaule et dans les contrées voisines de la Gaule-» écrit Catherine Salles dans la Revue archéologique du Centre de la France, en 1982.

«
-Alors qu'il existe de nombreuses stèles de médecins oculistes dans les pays méditerranéens, les cachets servant à imprimer les collyres sont pratiquement inexistants dans ces régions et il semble bien que l'utilisation de collyres solides soit une technique typiquement gauloise. Ces collyres nous fournissent la preuve de l'importance tenue par les ophtalmologistes dans la vie gauloise, importance confirmée par la découverte en Gaule et en Rhénanie de trousses chirurgicales qui contiennent des instruments destinés aux opérations ophtalmologiques et par plusieurs bas-reliefs qui montrent des oculistes dans l'exercice de leur profession-».

Selon Catherine Salles, cette spécialisation des médecins gaulois ne peut s'expliquer par de simples raisons médicales, car les affections des yeux étaient aussi, sinon plus, fréquentes dans les régions méditerranéennes. «
-Il faut sans doute chercher une des causes de l'importance accordée en Gaule à l'ophtalmologie dans des traditions antérieures à la conquête romaine-».
 
L'activité des oculistes s'exerçait en majorité dans le centre de la France et selon un axe qui allait du centre au Nord-Est de la France, au Rhin et à la Belgique. Des cachets ont été trouvés notamment en Allemagne, en Bretagne et en Espagne. « Les spécimens trouvés en Gaule portent des inscriptions latines gravées à rebours, indiquant les noms de l'oculiste inventeur ou vendeur d'un collyre, le nom et l'usage du collyre, son mode d'emploi. Certains cachets portent plusieurs noms, ce qui permet de conclure qu'ils avaient été utilisés successivement par plusieurs oculistes. «
-La Gaule seule fournit des exemples d'inscriptions semblables-» indiquait en 1936, le médecin belge G. Muls, dans la Revue d'histoire de la pharmacie.

Qu’est-il advenu du seul cachet d’oculiste trouvé en Moselle, entre 1977 et 1979 ? Avec un léger haussement d’épaules, Gilbert Hoffmann, qui avait remarqué le prospecteur anonyme sur les lieux et s’était rapproché de lui, ne dissimule pas son désappointement
-:-«-Nous l’ignorons. Et malgré notre intervention, les services compétents ne semblent toujours pas attacher un intérêt spécial à cette découverte extrêmement rare, clandestine et non déclarée aux autorités concernées, en premier lieu au maire de la commune-».



Croquis et prise dempreintes



Pugnace, le spécialiste du Hérapel avait pu décider le "découvreur" anonyme à lui prêter la trouvaille le temps de réaliser des photos, des croquis et une prise d’empreintes. Ces éléments sont aujourd’hui déposés au musée de Metz et diverses publications savantes en ont fait état. Tout n’est donc pas perdu. Le timbre du Hérapel est de forme rectangulaire, en pierre dure. Sa longueur est de 40,2 mm, sa largeur de 32 mm et son épaisseur de 10 mm. Les quatre faces latérales portent des lettres gravées en caractères rétrogrades avec des mots : ARENSISLE NEANICET, ARENSISDI ALEPIDOS, ARENSIS DIAMISUS, ARENSIS LENEDIAL. Les noms des collyres sont généralement des transcriptions latines de mots grecs, les thérapeutiques grecques ayant pénétré en Gaule par l'intermédiaire des Romains.

Gilbert Hoffmann s’immergea dans la littérature scientifique disponible avant de tenter un décryptage pointilleux de ces formules dont l’oculiste-pharmacien avait le secret, mélangeant sucs de plantes, sels minéraux, en particulier sulfates et acétates de cuivre, poudre de pierres précieuses, huiles végétales, le tout lié par de la gomme destinée à rendre les collyres non cassants. Les bâtonnets devaient être ramollis avant leur emploi en pommade ou en instillation. De nombreuses préparations sont connues grâce à Pline l'Ancien, et surtout à Celsus, " l’Hippocrate latin".





En dessinant le cachet d'oculiste du Hérapel, Gilbert Hoffmann 
a mis en évidence les gravures des quatre faces latérales :
nom de l'oculiste, posologie, mode d'emploi...
 © Gilbert Hoffmann



Gilbert Hoffmann prend l’exemple d’ARENSIS LENEDIAL/EPIDOS et détaille : «-On peut logiquement admettre qu’Arensis soit le nom du praticien-». Lenedial/epidos ? «-Sous ce terme il faut comprendre : collyre aux squames métalliques. Poussière de ce métal, pour soulager, calmer, adoucir (Lene) les infections et suppurations. On peut supposer que les carbonates de cuivre découverts au Hérapel sous forme d’azurite et de malachite d’origine hydrothermale, présentes dans des nodules de grès à l’état d’inclusions, entraient dans la composition de ces collyres.

Sur ce site, d’autres minéraux existent, tel que l’oxyde de zinc contenu dans l’eau de la source sainte Hélène en quantité relativement importante, soit 34 microgrammes par litre-» précise Gilbert Hoffmann. Ainsi, l’archéologue ne manque pas d’évoquer les eaux de suintement prétendument curatives du Mont Hérapel, à l’emplacement d’une ancienne chapelle détruite par les dégâts miniers,  dédiée à sainte Hélène (mère de Constantin, premier empereur romain à adopter le christianisme), toujours vénérée. Un aménagement a été réalisé, et les visiteurs continuent d’y déposer de petites croix votives confectionnées avec la prêle d’hiver que l’on trouve dans la forêt du Hérapel. Cette chapelle avait pris la suite d’un petit monument cultuel antique qui renvoie aux Gallo-Romains et à leurs préparations «-anesthésiantes, calmantes, antibiotiques, anti-inflammatoires, anti-infectieuses. Et, de toute façon, thérapeutiques pour soigner la cornée, le cristallin, les conjonctivites-».



Les Celtes boudent leur langue



 À ne considérer que ce cachets d’oculiste et les prescriptions qu’il permettait de délivrer, on peut se demander si tout le monde échangeait en latin sur le Mont Hérapel. D’une manière générale, au temps de l’occupation romaine, les Gaulois abandonnèrent leur idiome celte au profit de la langue de l’Imperium Romanum. Pendant plusieurs siècles, une sorte de bilinguisme gaulois/latin a eu cours. Non pas le latin de Cicéron, mais un "bas latin" parlé par les soldats et les fonctionnaires présents en Gaule.  Pour une seule forme écrite du latin, il existe plusieurs variantes orales, dont la différenciation débouchera sur nos langues d’origine latine après l’occupation romaine.

Pour les Gaulois, connaître le latin était indispensable s’ils voulaient accéder aux avantages du système et espérer une ascension sociale et un avenir prometteur. Ils acquièrent la citoyenneté romaine dès 212. Les plus nantis des Celtes peuvent même se permettre d’envoyer leur progéniture étudier à la ville voire à Rome, afin qu’ils s’en tirent mieux que les autres. «
-Vers le Ve siècle, le gaulois est sur le point d’avoir disparu complètement de la Gaule-»  écrit Frédéric Duval dans Mille ans de langue française, histoire d’une passion ( Ed. Perrin/Tempus). On ne s’étonnera donc pas que les cachets d’oculiste portent, à travers toute la Gaule, des mentions latines. Il valait mieux s’adresser au peuple dans cette langue en plein essor qu’il comprenait de mieux en mieux. Pour l’artéfact perdu de vue du Mont Hérapel, la formule est toute trouvée : Alea jacta est… 

 
Sylvain Post  journaliste honoraire & auteur







Ce cachet d'oculiste présenté au British Museum de Londres,
mentionne quatre remèdes à base de safran préparés
par Junius Taurus sur une ordonnance de Pacius.
Provenance : Naix-aux-Forges (Lorraine/Meuse).
© by courtesy of Marie-Lan Nguyen
 




Trouvé en Bretagne, ce cachet à collyre est
exposé au musée de Merdrignac (Côtes d'Armor).
© d.r.





11 commentaires:

Michèle M. a dit…

La sagesse de nos ancêtres

Merci cher Sylvain, pour ce cachet d'oculiste qui me confirme les soins élaborés portés à nos ancêtres: c'est un bonheur de constater régulièrement les preuves de l'intelligence de l'humain ... quand il aime la nature, s'en inspire et la respecte ! C'est en cela que nos aïeux nous battent largement au poteau !

Heureusement que les veilleurs du patrimoine local ont enregistré les témoignages de cette découverte.

Le Hérapel est vraiment un haut-lieu qui mériterait encore plus d'attention des autorités.
Cela fait réfléchir , ce foisonnement - dans notre cher Grand Est - des lieux "où souffle l'esprit " avec ces sanctuaires antiques christianisés: Hérapel, Marsal, Grand, Sion, (et même le mur cyclopéen avec sa source, la chapelle dans un lieu sous protection de sainte Geneviève ( la blanche lumière en celte !) près de l'ancienne maison de mes parents à Malzéville.

Pascal H. a dit…

Je n'en soupçonnais pas l'existence

Cher Sylvain, encore une fois, grâce à toi, j'apprends quelque chose dont je ne soupçonnais même pas l'existence.
Merci pour ta curiosité et pour ton aptitude à la faire partager par des béotiens !
Avec toute ma sincère amitié.

Winfried a dit…

Den Artikel habe sich sehr interessant gefunden.
Mit freundlichen Grüßen

Roger J. a dit…

Bravo pour cet article archi-fouillé. Où vas-tu chercher ce que le commun des mortels ignore complètement ?

Serge W. a dit…

Bel article que je me permets de copier et de garder dans mes archives. Merci pour tes recherches.

Denis C a dit…

Et comme le dirait mon oculiste:
"Que la lumière te parvienne"
Merci Sylvain

Marianne HH a dit…

Il se vérifie une fois de plus que « kònnsch alt wèrre wìe e Kùh, léhrsch immer noch dezù ! ».
Merci pour cette communication du plus haut intérêt.

Sylvain Post a dit…

Lu sur France TV Info, le 8 août 2014

UN VIGNERON CONDAMNÉ À 197 000 EUROS D'AMENDE
POUR AVOIR PILLÉ DES SITES ARCHÉOLOGIQUES


L'homme a été reconnu coupable d'avoir fouillé des vestiges, principalement gallo-romains, dans l'Aube, la Marne et la Seine-et-Marne.
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« Il se rêvait en Indiana Jones, il va devoir passer à la caisse. Un viticulteur de la Marne a été condamné vendredi 8 août à 197.000 euros d'amende et six mois de prison avec sursis pour avoir fouillé des sites archéologiques sans autorisation et revendu certaines de ses trouvailles. Plus de 2 300 objets datant de l'age de bronze ou de l'époque gallo-romaine avaient été découverts chez lui.

Ce producteur de champagne, âgé de 60 ans, assure qu'il ne pensait pas que sa passion des fouilles, héritée de son grand-père, était répréhensible. "Je cherchais à la surface de la terre. Les objets étaient là, il n'y avait qu'à les ramasser" expliquait-il lors de l'audience le 29 juillet. Entre 2009 et 2012, il s'était livré, détecteur de métaux à la main, à des dizaines de fouilles dans des champs de l'Aube, de la Marne et de Seine-et-Marne, toujours "avec l'accord des propriétaires" assure-t-il, mais pas de l’État. Selon Le Parisien, il entendait léguer sa collection à un musée après sa mort.

Mais le 5 février 2012, lui et sa compagne ont été arrêtés par les douaniers de Seine-et-Marne lors d'un banal contrôle routier. A l'intérieur de son véhicule, les fonctionnaires ont trouvé 112 pièces de monnaie d'époque gallo-romaine. Mais ce n'est rien à côté du trésor sur lequel les enquêteurs mettent la main au domicile du vigneron : plus de 2 300 objets, des pièces de monnaie, des poteries, des bagues, des colliers, dont certains pillés dans des tombes.

Des repérages en avion pour trouver les meilleurs sites

"Il a privé les archéologues de leurs outils de travail", s'est insurgé le procureur du tribunal correctionnel de Meaux. Selon l'association Halte au pillage du patrimoine archéologique et historique (Happah), au moins 520.000 objets sont pillés chaque année en France. Selon l'association, le vigneron ne pouvait pas ignorer ce problème, puisqu'un article sur les "ravages" du pillage archéologique a été retrouvé à son domicile. Le tribunal a aussi mis en doute le caractère amateur de ses fouilles : le viticulteur aurait effectué des repérages en avion pour identifier les meilleurs sites.

Le 8 août, le tribunal a finalement reconnu l'homme coupable d'exécution de fouilles sans autorisation, de détention d'objets archéologiques, mais aussi de vente du produit de ces fouilles, même si on ne sait pas quels sont les objets concernés, ni pour quel montant. Il a été condamné à six mois de prison avec sursis et 197.235 euros d'amende. Une somme "totalement disproportionnée", selon son avocat, mais basée sur une estimation de la valeur des biens retrouvés chez son client. Son épouse a, elle, été condamnée à une amende de 3 500 euros pour "complicité". »

Quant à leur impressionnante collection, elle sera restituée au ministère de la Culture, qui s'était constitué partie civile dans ce dossier. Les objets devraient être exposés au musée de l'archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye, dans les Yvelines.»

Serge Kottmann a dit…

Sauvetage d'un côté, pillage de l'autre

Fasciné par le Hérapel depuis mon adolescence, je le fréquente de temps à autre, car cet endroit est empreint de mystère.
Au cours de mes différentes promenades sur ce site il m'est arrivé à plusieurs reprises d'y rencontrer des fouilleurs clandestins, avec pelles et pioches pour fouilles à grande échelle ou poêle-à-frire qui permet de rapidement piller un endroit.
Je suis heureux que la famille Hoffmann contribue, par son dévouement et son action, à mieux comprendre ce qui se passait sur cette colline. Et je suis désolé que les autorités archéologiques ne s'intéressent pas plus à ce mont.
Heureusement que toi Sylvain tu nous rappelles, par tes écrits, que nous habitons dans une région exceptionnellement belle et intéressante.

Sylvain Post a dit…

Le pillage du patrimoine

Nous avons porté ce blog à la connaissance de l'association "Halte au pillage du patrimoine archéologique et historique (HAPPAH).

"Des cas similaires à ce qui est exposé dans votre article sont multiples et nous tentons depuis près de sept ans de sensibiliser la population aux risques liés à la détection" répond notamment l'Appah. "La perte scientifique est effectivement un désastre pour nous. Le débat est vaste (...). Ce qui nous rassure, c'est qu'enfin le monde médiatique commence à voir dans cette activité non plus un sympathique chercheur de trésor mais une menace réelle pour notre patrimoine commun en se l'appropriant privativement".

Claude B. a dit…

J'ai bien aimé ce dernier blog sur un sujet très particulier que je ne connaissais pas dans notre région.