lundi 30 juin 2014

SOUVENIRS

Mon premier Tour de France
Un rien suffit pour réveiller une trace du passé. En surfant sur le départ de la Grande Boucle, surgissent les acclamations de Fausto Coppi entendues dans mon village, il y a soixante-et-un ans.




La maison étant située à l’écart du bourg, la fréquentation des enfants de mon âge devenait rare durant les vacances, à Grosbliederstroff. La solitude prenait une grande place dès la fin de l’école et je n’engrangeais alors de souvenirs que lorsqu’il y avait de la vie autour de moi. Or, en famille et autour de la centrale électrique des Houillères en construction (1951-1953), on vivait intensément. Le chantier mettait en scène des travailleurs venus de tous les horizons : du Piémont, des Abruzzes, de Toscane ou de Sicile, d’Espagne et du Portugal, de Kabylie et du Maroc.

Pourquoi ai-je un souvenir si clair de cette période ? Parce que j’ai encore l’impression que c’est important. J’ai besoin de penser que l’immigration était paisible à l’époque, loin des tensions d’aujourd’hui, et qu’elle n’apportait pas le mal dans ses bagages, mais le fabuleux potentiel d’une expérience multiculturelle pour un enfant de mon âge. La guerre d’Algérie, le FLN, l’OAS, le fanatisme religieux, la déliquescence viendront plus tard.

Un Kabyle, du nom d’Amaury, impeccable dans ses bleus de travail qu’il enfilait au retour du chantier, venait tous les soirs à la maison, acheter des œufs frais et du lait de chèvre. Mon père travaillant au Houillères, se partageait après le poste, entre le potager et la basse-cour. Mes parents ne tenaient pas commerce. C’est la  loi de l’offre et de la demande qui les avaient amenés à répondre aux sollicitations. Amaury, chaque année, mettait un point d’honneur à nous accueillir au méchoui traditionnel organisé avec les siens. Les éléments de langage faisant défaut, la relation était basée sur la seule empathie et les règles de l’hospitalité. Le fils d’Amaury, plus tard, ira au lycée de Sarreguemines, comme moi,  et fera une école d’ingénieurs. Merci l’école de la République !

Un Espagnol, Antonio, nous faisait goûter des patates douces. Un Portugais, Stéphane, portait sur les épaules toute la mélancolie du fado. Il m’apprit à confectionner une roue à aubes à partir d’un bout de bois et de languettes de peuplier découpées au canif dans une boîte de camembert. Une petite rigole et un filet d’eau… Un couple d’Italiens logeait chez mes parents, dans un bâtiment annexe, Monsieur et Madame Indri. J’étais souvent fourré chez eux, émerveillé par les peintures à l’huile que Monsieur Indri réalisait. Des paysages de Toscane. Depuis, j’aime les ocres jaunes et la terre de Sienne brûlée.


Traces du passé


Ces jours-ci, en surfant sur la retransmission télévisée du Tour de France dont le départ a été donné au Royaume-Uni, le 5 juillet 2014, les images d’une course cycliste à laquelle j’avais assisté soixante-et-un ans plus tôt, refirent surface.  Le chantier de la centrale électrique, en ce vendredi 3 juillet 1953, était paralysé. Les ouvriers s’étaient massés le long de la RN 61. Pour leur part, les Transalpins scandaient le nom de Fausto Coppi, légende du cyclisme, premier coureur à avoir remporté le Tour d’Italie et le Tour de France dans la même année, en 1949, puis en 1952. Cette année-là, Coppi avait gagné la septième étape du 39e Tour de France, un contre-la-montre Metz-Nancy. L’Italien l’avait réalisé en 1 h 32’ 59 à la vitesse moyenne de 38,7 km/h.

L’année Fausto Coppi étant 1952, le passage du Tour à Grosbliederstroff, vu le comportement de la foule, devait correspondre à cette date. Mais on verra que certaines évidences sont trompeuses. Sur le bord de la route, les inconditionnels du champion italien en étaient restés à 1952, bien que Fausto Coppi ne fût pas au départ de l’épreuve ! En dépit de la réalité, les Italiens de Grosbliederstroff lui faisaient encore un triomphe avec une aveuglante passion.

De fait, nous étions en 1953, une année charnière. Fausto Coppi dut fortement batailler pour remporter le Giro au printemps, et c’est en raison d’une grande fatigue qu’il ne se présenta pas au départ du Tour, alors qu’il y était attendu [lire en "commentaires", ci - après]. Meilleur coureur de tous les temps (avec Eddy Merckx), Coppi ne prit jamais sa retraite. Après 1953, il ne fut que l'ombre du  campionissimo, jusqu'à sa mort tragique en 1960. Les Italiens étaient en plein déni.

La caravane nous avait distribué des échantillons de Pepsi-Cola et des calots en papier aux couleurs de la marque.  « Fausto Coppi ! Fausto Coppi ! » Les hourras pour un absent avaient quelque chose de surréaliste. Puis, la clameur retomba, chacun, voce forte, regagnant les baraquements où les commentaires firent long feu. La radio annonça la victoire du Suisse Fritz Schaer, vainqueur de la première étape Strasbourg-Metz de ce 40e Tour, celui du cinquantenaire (remporté par Louison Bobet). Un ange passa, un crêpe noir au bout d’une aile, drapé dans les couleurs basilic-mozzarella-tomate. En berne.

J’avais 7 ans. Suis-je sûr de mes souvenirs soixante-et-un ans après ? Le trouble jeté sur les dates de 1952 et 1953 par les acclamations d’un Fausto Coppi absent, avait, au moment d’écrire ces lignes, instillé un doute dans mes pensées : en voyant la distance du contre-la-montre Metz-Nancy, je constatai que  les 60 kilomètres qui séparaient les deux métropoles, correspondent effectivement au trajet par Pont-à-Mousson. Il aurait fallu le double via Sarreguemines et Puttelange. Donc, ça ne pouvait pas coller. Pour en avoir le cœur net, je pris la carte officielle du Tour 1952… Elle ne faisait pas passer le parcours par la Moselle-Est.

Aurais-je donc rêvé ? Le coup d’œil sur l’itinéraire de 1953 m’apporta une réponse définitive. En 1953, le départ fut donné à Strasbourg, le 3 juillet, pour une étape de 195 kilomètres. Et c’est bien le peloton de ce 40e Tour de France que j’ai vu passer à Grosbliederstroff.

Ainsi, obnubilé par 1952, ai-je été tenté de raconter un Metz-Nancy par Sarreguemines pour amener Fausto Coppi à Grosblie ! Cela revenait à construire, avec des souvenirs vrais, une représentation fausse du passé en agençant quelques fragments de mémoire. C’est un cas de figure qui fait dire au neuropsychiatre Boris Cyrulnik que « dans une chimère, tout et vrai : le ventre est d’un taureau, les ailes d’un aigle et la tête d’un lion. Pourtant, un tel animal n’existe pas. Ou, plutôt, il n’existe que dans la représentation. Toutes les images mises en mémoire sont vraies. C’est la recomposition qui arrange les souvenirs pour en faire une histoire. Chaque événement inscrit dans la mémoire constitue un élément de la chimère de soi ».

Le Tour de France est bien passé par Grosbliederstroff en 1953, sans Fausto Coppi, malgré les clameurs de la foule ! Ce dernier sera toutefois le champion fantasmé de mon premier Tour de France. L’exercice en dit long sur l’enchaînement inexorable du temps du souvenir, de l’oubli et de l’effacement.



 S.P.


Lire aussi :
- Ma Tamise à moi







1953 : à la "Une" de "Miroir Sprint",  le passage du Tour en Moselle-Est (coll. Guy Kottmann).
Cliquer sur l'image pour l'agrandir 




Moi à l'âge de 7 ans, en 1953



De gauche à droite :
Le grand moulin de Kleinblittersdorf  (Allemagne) sur la Sarre et son barrage,
la centrale électrique des Houillères, à Grosbliederstroff (France).
Le moulin et la centrale ont aujourd'hui disparu.





mardi 10 juin 2014

TERRITOIRES

Ma Tamise à moi
Dans sa Lettre de mai 2014, l’eurodistrict de Sarrebruck et de l’Est mosellan invite la population à dire comment la Sarre (la rivière transfrontalière) pourrait rendre plus belle la vie. Réminiscences.



Les palplanches de l'ancien port charbonnier 
de Grosbliederstroff. Ph. Jean-François Keller



L’intrigue d’une de mes premières lectures de Graham Greene cheminait le long de la Tamise, laissant entrevoir une famille de poules d’eau qui batifolaient dans le clapotis entre la berge et l’imposante masse métallique d’une péniche amarrée. Cette ambiance, à peine marquée par un souffle de vent, me paraissait si familière.  Combien de fois, en effet, n’avais-je guetté, à travers les roseaux, les foulques macroules au bec surmonté d’un écusson blanc, en compagnie de leurs petits fraîchement éclos, avec leur duvet rouge sur le dessus de la tête ?

La Sarre était ma Tamise à moi. Et sa rive gauche était quasiment déserte, en amont de Grosbliederstroff, lorsque mes parents choisirent la plaine alluviale pour y construire leur maison, à l’écart du bourg. A peine sortie de terre, elle eut pour voisine la centrale thermique des Houillères, édifiée entre 1951 et 1954 par l’entreprise Boussiron, sur les plans de l’architecte Fayeton.

Avant ce grand chantier, l’horizon était libre. J’entends encore un engin mécanique battre les palplanches, un interminable rideau de pieux profilés conçus pour constituer un mur de soutènement au quai du futur port charbonnier. Et je me souviens des grues qu’une violente tempête avait plaquées  au sol. Et plus encore de ce moment d’effroi, lorsqu’un travailleur marocain tomba du haut de la centrale.
 
La rive gauche de la rivière était mon terrain de jeux favori, là où je rencontrai les derniers chevaux de halage et les tracteurs Latil avec leur moteur à bas régime paraissant toujours au bord de l’essoufflement.  Combien de capitaines n’ai-je vu passer aux commandes de leur péniche sur la rivière canalisée ? La Sarre comptait beaucoup dans notre existence.

Mon frère rejoignit la Marine nationale et embarqua, en 1953, sur le ravitailleur de sous-marins «.Gustave Zédé.» en rade de Toulon. C’était un ancien bâtiment allemand qui avait assuré le même service de 1934 à 1947 sous le nom de U-bootbegleitschiff «.Saar.»… ça ne s’invente pas !

A la même époque, j’avais insisté auprès de ma mère pour qu’elle m’achète au PK de Sarrebruck, une casquette blanche à visière, frappée de l’ancre de marine. Haut comme trois pommes, mais des rêves plein la tête. La Sarre, vous dis-je, était ma Tamise. Pour la franchir, il était nécessaire d’emprunter un bac en lieu et place du pont de pierre détruit durant la Deuxième Guerre mondiale. Dire qu’à 18 ans,  Le Républicain Lorrain  me chargera du compte-rendu de l’inauguration, en 1964, d’une passerelle provisoire entre Klein- et Grosbliederstroff, en présence du ministre sarrois de l’Intérieur. Un de mes premiers "papiers".

Le temps a passé. Un pont piétonnier édifié en 1993 et, en amont,  un franchissement routier international, ont encore rapproché un peu plus les deux localités jumelles. Côté français, la centrale thermique a été déconstruite en 1990. Côté allemand, le grand moulin a cédé sa place à une voie sur berge.

Un premier schéma directeur élaboré en 2010 a permis d’enclencher des actions d’aménagement. Une nouvelle phase du projet vise à faire naître des propositions en faveur du développement d’activités culturelles, touristiques et de loisirs le long et autour de la Sarre. La Lettre du mois de mai de l’eurodistrict aborde le sujet et lance un forum. Parmi les premières réactions, celle du vice-président, à Sarreguemines, du Gecnal (Groupement d’étude et de conservation de la nature en Lorraine) :

« Je parcours régulièrement, depuis 40 ans, la Sarre sur mon canoë et mon kayak, je la longe aussi parfois à pied ou en vélo et ce que j’apprécie tout particulièrement ce sont ses paysages » écrit Alain Seitz, sur ce forum. Et d’énumérer : les vastes prairies alluviales inondées en hiver et pâturées en été, parsemées de saules têtards et de peupliers noirs majestueux, les roselières touffues animées des chants stridents de la rousserolle effarvatte, sa ripisylve dense où domine l’aulne glutineux et où tambourine le pic épeiche. Et les berges colorées où l’iris, la balsamine, la salicaire, … rivalisent de beauté.

« J’adore aussi, écrit encore Alain Seitz, y observer le peuple de la rivière : le magnifique martin pêcheur, le discret chevalier guignette, le rare chevalier cul-blanc de retour de migration, l’élégante bergeronnette des ruisseaux, le farouche rat musqué, le surprenant cincle plongeur… J’y guette également impatiemment le castor qui depuis quelques années nous laisse des indices de son retour tant attendu. J’y compte les oiseaux d’eau hivernant à la mauvaise saison dans le cadre du programme wetlands… J’y recense les derniers courlis cendrés qui survolent au printemps les prairies inondées entre Alsace et Lorraine ».

Considéré comme un auxiliaire nécessaire à la restauration écologique et à la vie sauvage des cours d'eau, le castor européen est bien présent. Discret, il sest signalé par des traces de coupe d'arbres et d'écorçage, sur les rives de la Rosselle et de la Blies, deux affluents de la Sarre. Des castors ont été signalés également en aval de Sarrebruck, issus de réintroductions effectuées en Allemagne.

« Bref vous l’aurez compris, ajoute notamment Alain Seitz, ce que nous les amoureux de la nature apprécions c’est une Sarre sauvage, préservée du bétonnage et des alignements d’arbres exotiques, c’est une Sarre libre qui coule dans un écrin de verdure où s’exprime au maximum la biodiversité….».

Beaucoup privilégient les atouts naturels de la « Bande bleue » SaarMoselle. Dautres, comme certains pêcheurs, sémeuvent du retour du castor ou dautres encore des incertitudes qui ont plané sur la navigation. Toute la crédibilité du programme en faveur de la Sarre se jouera donc dans la capacité à préserver les secteurs sauvages de la rivière, à veiller à la qualité environnementale de son parcours urbain, et à concilier les activités que son attractivité suscite.

 S.P.


Lien externe :
- L'avenir de la "Bande bleue" SaarMoselle

 





 La Sarre sauvage. Ph. Jean-François Keller




L’œuvre du castor. Ph. Serge Kottmann




Héron. Güdingen. Ph. SP



Cormoran. Grosbliederstroff. Ph. SP



Foulque macroule. Grosbliederstroff. Ph. SP





Cliquer sur l'image ci-dessus pour l'agrandir



En aval de Welferding. Ph. JF Keller



Grosbliederstroff. Ph. SP



Grosbliederstroff. Ph. SP



Güdingen. Ph. SP


Sarrebruck. Ph. SP